En Tunisie, la parenthèse d’une décennie d’élections libres se referme

 En Tunisie, la parenthèse d’une décennie d’élections libres se referme

Discrètement, l’annonce est faite hier soir jeudi dans une publication sur la page officielle de la présidence de la République. Au milieu d’autres décrets, on apprend que le président Kais Saïed nommera désormais lui-même les sept nouveaux membres de l’Instance « indépendante » supérieure pour les élections (ISIE).

La date du 21 avril est à marquer d’une pierre blanche : elle signe en effet la fin de 10 années d’élections reconnues internationalement comme étant conformes aux standards modernes en matière de scrutins libres, transparents et démocratiques, et ce après plus d’un demi-siècle d’élections truquées, supervisées par le ministère de l’Intérieur.

Véritable acquis post révolution de 2011, l’ISIE, unique instance constitutionnelle permanente crée à ce jour en Tunisie, est un organisme chargé de la gestion des élections et des référendums, de leur organisation et de leur supervision dans leurs différentes phases, à l’image d’organismes similaires dans d’autres pays ayant traversé des conflits, suivis de transitions démocratiques.

Initialement créée pour organiser l’élection d’une assemblée constituante, tenue le 23 octobre 2011, l’instance est pérennisée et l’Assemblée constituante qui organise son renouvellement. Elle a pour mission d’enregistrer les électeurs, de préparer le scrutin, d’assurer son bon déroulement, mais aussi de proclamer les résultats. Elle est constituée d’un organe central et de 33 instances régionales localisées dans les différentes circonscriptions.

Certes traversée par des crises et des démissions, l’ISIE faisait preuve d’un consensus auprès des Tunisiens et de la classe politique s’agissant de sa neutralité. Critiqué pour avoir livré une déclaration médiatique au lendemain du coup de force présidentiel du 25 juillet 2021, hostile à cette mesure d’exception, l’actuel président de l’ISIE, Nabil Baffoun, s’est récemment défendu en rappelant que le rôle de l’instance n’est pas purement technique, et qu’il ne faisait qu’exprimer son inquiétude à propos de la plongée du pays dans l’inconnu.

En réalité ni cette déclaration controversée, ni même les modalités ayant trait à la composition de l’ISIE, ne représentent le principal problème pour l’actuel pouvoir en place, un pouvoir qui ne reconnaît tout simplement pas l’ensemble du processus révolutionnaire qui a engendré la naissance de l’instance. Le président Saïed est ainsi entré de plain-pied dans une nouvelle phase constituante qui ne dit pas son nom, un pan de l’histoire du pays où il s’autoproclame unique détenteur de la légitimité.

 

Futur candidat juge et parti

Des voix se lèvent aujourd’hui pour dénoncer l’inversion de la hiérarchie des lois, où un décret amende une loi organique portant création d’une Instance indépendante. Ce n’est pas là la seule bombe à retardement qui pourrait résulter en un boycott général des élections, puisque les standards de bonne gouvernance ne permettent pas de légiférer ni d’amender les constitutions en temps d’état d’exception.

Peu importe, le bulldozer est passé par là, puisque Carthage a ratifié le décret relatif à l’amendement et le parachèvement de certaines dispositions de la loi organique n° 2012-23 du 20 décembre 2012 portant création de l’ISIE, apprend-on aujourd’hui.

Le décret publié dans le Jort du vendredi 22 avril 2022 détaille la nouvelle composition des membres de l’Isie. Dans son article 5, il stipule que le Conseil de l’ISIE sera dorénavant composé de sept membres, nommés par décret présidentiel, comme suit :

– Trois membres désignés par le président de la République parmi la liste des membres des anciennes instances pour les élections,

– Trois magistrats dont un administratif et un financier au moins dix ans d’ancienneté sélectionnés sur des listes proposées par le Conseil supérieur de la magistrature (lui-même désormais nommé par le président de la République), le Conseil de la justice administrative et le Conseil de la justice financière

– Un ingénieur de systèmes d’information de sécurité informatique ayant au moins dix ans d’ancienneté sélectionné sur une liste de trois compétences proposées par le Centre national de l’Informatique (CNI).

Le président de l’ISIE sera en outre désigné par le chef de l’Etat parmi trois membres des anciennes instances pour les élections. Ces membres auront un mandat de quatre ans non renouvelables et percevront leurs primes et rémunérations du budget de l’ISIE.

Ethiquement, un futur candidat aux échéances électorales peut-il se proclamer ni plus ni moins arbitre, joueur, et rédacteur des règles du jeu ? Au chapitre des réactions à cette situation ubuesque où la Tunisie réintègre institutionnellement le tiers-monde, l’ONG de vigilance I-Watch a tranché de façon ironique en rebaptisant l’ISIE : « Instance Soumise Illégitime pour les Elections » :