En Tunisie comme en France, les généraux se manifestent
Les militaires, même retraités, peuvent-ils intervenir dans le débat politique ? La question resurgit récemment en Tunisie comme en France, deux pays qui entretiennent pourtant une tradition de non interventionnisme de l’armée dans le champ public.
Hasard du calendrier ou émulation revendiquée, les généraux retraités des deux grandes muettes des deux pays ont rédigé à quelques jours d’intervalle deux tribunes adressées respectivement aux présidents Macron et Saïed. Dans les deux cas, si la teneur n’est pas à la menace à proprement parler, l’odeur d’une certaine sédition se fait néanmoins sentir. En somme, un signe du franchissement d’un seuil de tolérance s’agissant du « délitement » ou de la « décadence », deux termes idéologiquement connotés.
Certes, d’un point de vue strictement légal, une fois à la retraite ces signataires sont des citoyens comme des autres, dont on peut penser qu’ils ont le droit de commenter la chose publique. Mais en France comme en Tunisie, les auteurs de ces tribunes les signent en mettant en avant leur statut d’anciens militaires, et ils jouissent encore d’une influence morale et symbolique non négligeable. Autre point commun, certains de ces officiers se sont reconvertis dans divers organismes d’expertise stratégique où ils demeurent actifs.
Similitudes dans la forme et l’intitulé
La lettre des généraux à Macron a semble-t-il fait des émules en Tunisie, même si la comparaison s’arrête là. « Pour un retour de l’honneur de nos gouvernants » : 20 généraux appellent Macron à défendre le patriotisme, titrait Valeurs actuelles qui le premier diffusait la lettre fin avril dernier. À l’initiative de Jean-Pierre Fabre-Bernadac, officier de carrière et responsable du site Place d’Armes, une vingtaine de généraux, une centaine de hauts-gradés et plus d’un millier d’autres militaires y ont signé un appel pour une moralisation de la vie politique.
« L’heure est grave, la France est en péril, plusieurs dangers mortels la menacent. Nous qui, même à la retraite, restons des soldats de France, ne pouvons, dans les circonstances actuelles, demeurer indifférents au sort de notre beau pays », s’ouvre ladite lettre non sans une part de dramatisation solennelle.
Colère dans l’exécutif français. « Pour ceux qui ont violé le devoir de réserve, des sanctions sont prévues, et s’il y a des militaires d’active parmi les signataires, j’ai demandé au chef d’état-major des armées d’appliquer les règles. C’est-à-dire des sanctions », avait aussitôt réagi de la Défense Florence Parly, qualifiée d’« incapable » par l’un des signataires, le général de Richoufftz.
Un contexte tunisien plus complexe
Si la tribune des généraux français s’inscrit dans une tradition réactionnaire d’une droite conservatrice et interpelle les gouvernants essentiellement au sujet de la question migratoire, la lettre des généraux tunisiens est quant à elle davantage dans l’expression d’un rapport de forces spécifique à l’actualité tunisienne, même si l’inspiration française y est indéniable.
Mettant en cause l’entourage du président de la République Kais Saïed, sa propre ex conseillère en communication Rachida Ennaifer avait parlé le 25 mai de « volonté de banalisation dans les esprits et la psyché collective, par la force de la redondance, de l’éventualité d’un coup d’Etat ».
C’est peut-être omettre la responsabilité personnelle du président Saïed qui a montré très tôt dans son mandat un rapport obsessionnel, voire paranoïaque, au dossier de la sûreté.
Dès le 21 mars 2020, son conseiller à la sûreté, le général et ancien chef d’état-major de l’Armée de terre, Mohamed Salah Hamdi, avait présenté sa démission. Fait inédit en Tunisie, dès le début de son mandat Saïed mentionne sa qualité de « chef suprême des forces armées » sur la page officielle de la présidence dès qu’une question touche de près ou de loin à la défense. Un titre qu’il ne conçoit pas dans sa dimension honorifique mais littérale et logistique, puisque le 18 avril dernier, il s’était autoproclamé chef suprême y compris des forces de police et de l’ensemble des corps constitués.
Sous des abords consensuels de tribune appelant au dialogue, à la raison, et à la non exclusion à l’aune de la crise économique et sanitaire, la lettre des généraux tunisien répond en réalité en filigrane à cette tentation de l’autoritarisme présidentiel, et fait porter la plus grande responsabilité de la situation au chef de l’Etat.
Faisant d’une pierre deux coups, la tribune constitue par ailleurs une réponse indirecte aux velléités d’une autre figure montante qui a récemment fait son entrée en politique, l’amiral Kamel Akrout, ex conseiller à la sûreté de feu le président Béji Caïd Essebsi, qui avait publié sa propre tribune individuelle le 25 mai. Ne cachant pas sa posture éminemment anti Ennahdha qu’il accuse d’avoir mené le pays à la catastrophe en 10 ans d’exercice du pouvoir, l’homme préparerait une candidature présidentielle.
Dans un monde plus pacifié que jamais mais où les populismes ont de nouveau le vent en poupe, les armées de nombreux pays, y compris démocratiques, semblent être entrées dans une crise existentielle qui les pousse à vouloir réhabiliter leur influence et peser à nouveau dans les destinées de leurs nations respectives. Si la Tunisie n’échappe pas à ce phénomène, la jeune et incomplète démocratie qu’elle est reste d’autant plus vulnérable que l’Etat y est aujourd’hui défaillant, et que la nature a horreur du vide.