Elizabeth II, Churchill et le sens de l’Etat
Un incident politique qui a eu lieu vers la moitié du XXe siècle entre la reine Elizabeth II et le Premier ministre Winston Churchill est très évocateur sur le sens de l’Etat et aussi sur la délicatesse politique, très éloignée de la rudesse des temps modernes.
Le sens de l’Etat se perd à petit feu dans différentes contrées, de la grande Amérique de Trump à la petite Tunisie de la transition, en passant par l’Argentine de Maduro, sans oublier la brutalité traditionnelle des dirigeants arabes. Nous parlons du sens de l’Etat, pas de l’Etat en lui-même. L’ère des brutes, dans les démocraties mêmes se substitue, à l’époque de l’élégance des serviteurs de l’Etat, censés être peu éblouis par la « petitesse » de leurs pouvoirs ou par leurs « petites » personnes. Des chefs d’Etat agités, insultant leurs collaborateurs et des personnalités étrangères par des tweets jusqu’aux chenapans extrémistes ou dirigeants cupides et corrompus, en passant par les présidents prompts à dévaloriser la fonction présidentielle par des futilités populistes à la moindre occasion, le tableau est bien rempli. Le sens de l’Etat est, dans ces cas d’espèce, un contre-sens.
Sens de l’Etat et grandeur nationale
Il fut un temps où la grandeur nationale était étroitement liée au sens de l’Etat de ses serviteurs et à la conscience qu’ils avaient des exigences vitales de l’Etat, de son essence, de son âme et de sa continuité, au-delà du caractère éphémère des dirigeants. Le devoir d’un dirigeant résume à vrai dire son sens de l’Etat, alors que l’attachement exclusif à ses privilèges personnels ou à l’immédiateté de son pouvoir le renie sans doute. Un dirigeant qui démissionne de lui-même lorsqu’il en éprouve le besoin ou la nécessité ou le poids de la charge ; un dirigeant qui rappelle à l’ordre ses collaborateurs ou ses ministres, en demandant avec empressement leur démission lorsqu’ils commettent des erreurs politiques, administratives ou financières ou des illégalités quelconques de leur part, semblent être le minimum requis pour rassurer l’opinion et faire apparaître ce sens de l’Etat, lui-même nécessaire à l’autorité de l’Etat.
A l’âge des brutes, on prend prétexte de la proximité de l’opinion du pouvoir pour rabaisser le sens des responsabilités et des devoirs. On n’arrive plus à faire la distinction entre la démocratie du peuple et le populisme pseudo-démocratique. L’homme au pouvoir incline souvent au manichéisme de Machiavel. Il croit imperturbablement que son choix se réduit à l’alternative entre être « aimé » et être « craint ». Le sens de l’Etat n’est ni l’un ni l’autre. Il est leur dépassement même.
On peut livrer cet exemple historique qui a mis, un jour, en scène la reine Elizabeth II et l’illustre Premier ministre Winston Churchill vers les années 1950, pour avoir une idée sur la signification profonde du sens de l’Etat. Des deux acteurs, l’un était dans son droit, l’autre dans son tort. Mais tous deux tenaient à faire prévaloir une haute idée de leurs devoirs respectifs. Elizabeth II était encore très jeune, une reine novice qui venait d’être « sacrée », peu au fait des affaires du royaume et de l’Etat, et dont Churchill voulait retarder le sacre à la mort de son père Georges VI, justement pour parfaire son instruction étatico-monarchique. Churchill était, lui, aussi imposant que vieillissant. La reine s’est néanmoins autorisée à lui faire un jour un rappel à l’ordre aussi sérieux qu’audacieux. Cet homme qu’elle n’a cessé d’admirer et dont elle a fait l’éloge sincère, même après qu’il a présenté sa démission du gouvernement quelques temps plus tard.
Remontrance d’Elizabeth II à Churchill
Elizabeth II a accédé en effet au trône très jeune en 1953, à l’âge de 25 ans. Comme la plupart des souverains anglais, elle n’a pas eu de formation scolaire classique, commune, mais une formation spécifique destinée à une future souveraine. Elle a commencé alors, de par ses fonctions, et d’emblée, à collaborer avec des hommes compétents, brillants, pourvus d’expérience étatique, comme Churchill, Antony Eden, son successeur, et bien d’autres. Revenu au pouvoir en 1951, Churchill, qui était très proche du père d’Elizabeth, Georges VI dont la mort en 1952 l’a beaucoup ému, était le mentor de la jeune reine, celui qui l’a éclairée sur les fonctions qui l’attendaient, et qui a administré son sacre lorsqu’il était chef du gouvernement en 1953.
La reine Elizabeth, pour combler ses lacunes, a ressenti très tôt le besoin de prendre un précepteur à Buckingham Palace. Elle a demandé à avoir un professeur de qualité pour parfaire sa culture générale, qui l’aiderait à faire de bonnes lectures. Au même moment, Churchill dont l’âge était pesant, et devenu vers ses 80 ans, de l’avis même de son parti, peu apte physiquement à la fonction, a subi une attaque cardiaque. Il n’a pas voulu le dire à la reine, de crainte qu’elle lui demande de démissionner pour des raisons de santé, pour le bien du Royaume. Il lui a fait dire à travers ses collaborateurs qu’il avait un rhume. Il l’a même dissimulé au gouvernement qu’il dirige. Comme il a une audience par semaine avec la reine, il a raté l’audience de la semaine. Puis la deuxième semaine, il ne s’est pas encore présenté à l’audience à Buckingham. La reine s’en est inquiétée. Une longue absence pour un rhume, c’est impensable, pensa-t-elle. Churchill lui fait dire cette fois-ci qu’il avait une grippe. Il était toujours alité. Il s’obstine à lui cacher la vérité pour ne pas mettre fin à sa carrière, et alors qu’il devait aller aux Etats-Unis pour se concerter avec le président Eisenhower avant un sommet commun avec Staline.
Par hasard, la reine Élisabeth en a été informée par un des collaborateurs du Churchill du mensonge de ce dernier et d’un de ses secrétaires d’Etat complice. Elle en était indignée, mais elle se trouvait impuissante à riposter. Elle en parle alors à son professeur privé. Elle lui dit qu’elle est incapable de faire des remontrances à un homme de qualité comme Churchill, son mentor, qui a tant donné à son pays, ou encore à des hommes d’Etat d’expérience ; qu’elle est mal placée, elle, qui n’a pas leurs diplômes ou leurs compétences, de le faire. Elle a demandé à son professeur ce qu’il en pensait. Celui-ci lui a répondu nettement qu’elle a tort. Qu’elle en a, au contraire, le droit et le devoir de le leur dire en tant que souveraine gardienne du royaume ; qu’elle est encore forte des principes qui sont en sa faveur en la circonstance, alors que le mensonge est plutôt du côté de Churchill. La dignité même de sa fonction de souveraine, ajoutait son professeur, devait la conduire à faire ce rappel à l’ordre, même à un illustre Premier ministre qui dirige les affaires du pays. La reine Elisabeth II prend alors son courage à deux mains et décide de convoquer Churchill et son secrétaire d’Etat à une audience à Buckingham. Elle fait entrer d’abord le secrétaire d’Etat, en faisant attendre Churchill dans l’antichambre, qui fut étonné de voir le Secrétaire d’Etat passer avant lui. Elle fait un bref rappel à l’ordre au secrétaire d’Etat, froidement éconduit. Celui-ci balbutiait, ne disait pas un mot, en quittant la reine, confus et déstabilisé. Elle fait entrer ensuite Churchill.
Confiance entre la Couronne et le gouvernement
Dès que Churchill est entré, et il a dû s’apercevoir que l’ambiance était désagréable, la reine lui dit: « Je suis une femme ordinaire qui n’aime pas faire des sermons. D’après nos coutumes, l’homme qui doit être élu Premier ministre doit être sain d’esprit et de corps. Si l’on en croit certaines rumeurs, vous n’étiez pas sain de corps et d’esprit ces dernières semaines et vous avez fait en sorte que cette information ne vienne pas à moi. Cela risque de trahir le lien de confiance institutionnelle qui existe entre nous, mais aussi la confiance des liens personnels qui existent entre nous ». Elisabeth II se lève ensuite, va chercher dans la pièce un vieux cahier d’un cours de jeunesse avec un ancien précepteur sur « la Constitution ». Elle lui cite une phrase qu’elle a notée de Walter Bageot, un célèbre journaliste et politologue anglais du XIXe siècle qui a écrit un livre classique en 1867, The English Constitution, et la lit à Churchill : « Il existe deux éléments dans la Constitution (anglaise) : l’élément d’efficience et l’élément de dignité. Le monarque est l’élément de dignité, le gouvernement est l’élément d’efficience. Les deux institutions ne fonctionnent que lorsqu’elles se soutiennent, lorsqu’elles se font confiance l’une à l’autre (trust). Les actions que vous avez menées ces jours-ci ont brisé cette confiance, étaient irresponsables et auraient pu avoir de graves conséquences sur la sécurité du pays ».
Churchill écoutait silencieusement et honteusement cette remontrance royale, d’une logique souveraine, à laquelle, en homme d’Etat, il ne pouvait qu’y souscrire. Il en a pris pour son grade. Elle termine en lui posant la question : « votre santé s’est-elle suffisamment améliorée ? S’est-elle suffisamment améliorée, insiste-t-elle, pour vous permettre de remplir vos fonctions convenablement ? Je vous demanderais de réfléchir avant de répondre en tenant compte du respect que mérite mon rang et ma fonction, et non pas en vous fiant à celui que mon âge ou mon sexe peuvent le supposer ». Réponse non moins élégante de l’homme d’Etat, au caractère pourtant grincheux : « Madame, répond Churchill, quand je vous regarde maintenant, je vois que le temps a passé, que le temps approche de laisser la place, pas parce que mon état de santé me rendrait inapte à la fonction, mais parce que vous êtes prêtes. Ce qui signifie pour moi que je me suis acquitté de mon devoir vis-à-vis de votre défunt père. Si vous m’accordez votre bénédiction et votre clémence, je continuerais encore quelque temps à diriger le gouvernement de sa majesté ». Fin de l’audience. Churchill est sorti de l’audience vidé par cette remontrance inattendue. Il a continué un moment à gouverner, mais la leçon a été bien retenue. Il a bien vu la fin s’approcher, d’autant plus qu’il était déjà contesté par son parti, qui voulait placer Antony Eden depuis quelques temps déjà à la tête du parti et du gouvernement. Et celui-ci a fini par le remplacer.
C’est ainsi que se traitent les affaires de l’Etat en audience privée. Ni goujaterie, ni agressivité, ni impolitesse, mais franchise et discrétion. Savoir parler pour le bien de la nation et de l’Etat, en dépit des affinités liant les uns aux autres ou de leurs incompatibilités d’humeur. C’est ce qu’on appelle le sens de l’Etat. On se souvient de la notion de « trust » (confiance) chez le philosophe anglais Locke. Le contrat politique est un accord fondé sur la confiance, pour le bien de la liberté et de l’Etat. Théorie et pratique ne sont pas inconciliables en Angleterre.
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