Edito. Turquie / Frères musulmans : La volte-face de Erdogan
C’est le deuil dans la maison islamiste. Au plus haut niveau de la hiérarchie du PJD, c’est le choc : on observe avec appréhension la volte-face de Erdogan qui vient d’annoncer à mi-mot son divorce avec la mouvance salafiste.
Recep Tayyip Erdogan qui vient de faire la paix avec les monarchies du Golfe et le président égyptien, pour des motifs opportunistes certains, a retourné prestement sa veste en tournant le dos d’une manière qui frise le mépris, aux frères musulmans du monde arabe.
Qu’il s’agisse de la mouvance égyptienne, d’Ennahdha, du PJD marocain, des factions libyennes et autres djihadistes qui contrôlent Tripoli ou encore des partis islamistes affiliés aux Frères musulmans comme le PJC et le Front national. En Libye, il a facilité la nomination d’Abdelhamid Dabaiba, ennemi juré des milices extrémistes au poste de Premier ministre.
Ce revirement de positionnement de la Turquie a conduit dans la foulée Ankara à couper les fonds à des chaînes comme El-Sharq TV – qui appartient aux Frères musulmans – basée en Turquie ou encore Watan TV et Mekameleen. Lesquelles ont été immédiatement sommées d’arrêter la diffusion d’émissions politiques notamment critiques à l’égard de l’Égypte. « L’ordonnance » a visé particulièrement les télés Asharq et Mekameleen, véritables outils de propagande des opposants islamistes.
C’en est fini du storytelling du président turc chantre de l’islamisation à bas bruit de la Turquie et défenseur des musulmans du monde entier. Le leader de l’AKP, qui avait mis toute son énergie à faire valoir cette image auprès des masses arabes n’hésitait pas à confier en privé qu’il avait un agenda caché en reprenant souvent, lors de meetings, les mots du poète nationaliste Ziya Gökalp : « Les minarets seront nos baïonnettes, les coupoles nos casques / Les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats ».
Aujourd’hui, c’est un chef d’Etat turc pragmatique qui entreprend un virage à cent degré qui caractérise de toute évidence son populisme.
Avant de taire ses rêves de califat, Erdogan qui n’a jamais dissimulé ses objectifs de conquête et d’islamisation de l’Occident a souvent montré qu’il voulait être l’architecte d’un véritable État islamique dont il serait le leader suscitant ainsi l’admiration d’une grande partie du monde salafiste qui l’a pris pour modèle. Mais c’était compter sans une crise économique terrible, une monnaie dépréciée et une rue qui gronde plus que jamais.
De toute évidence, il est temps pour Erdogan de se débarrasser de ces amis encombrants que sont les « frères musulmans » qu’ils émargent au Caire, à Rabat, à Tunis ou encore à Alger.
D’où sa volonté de montrer patte blanche à des régimes qu’il rêvait jusqu’à une date récente (en soutenant notamment l’opposition salafiste) de renverser. Cela se traduit concrètement par des gestes forts comme cette décision de museler les médias des frères musulmans, en Turquie et l’accalmie avec le pouvoir en Libye.
Sans oublier la volonté du chef de l’Etat turc de se rapprocher de Rabat et de Tunis en fournissant aux uns et aux autres des armes de première importance. Sinon pourquoi le fabricant turc Baykar, proche de Recep Tayyip Erdogan, fournirait-il des drones d’attaque aux Forces armées royales (FAR) ? Selon les sources d’Africa-Intelligence, les militaires marocains viennent en effet de passer commande d’une douzaine d’appareils, des Bayraktar TB-2 du turc Baykar Makina, ainsi que de quatre stations de contrôle au sol. La Tunisie, également sollicitée par Baykar avait finalement opté pour un autre drone MALE armé turc, l’Anka-S de Turkish Aerospace Industries (TAI).
En réalité, Erdogan se retrouve aujourd’hui dans une position de moins en moins tenable, en dépit d’une farouche persévérance du parti au pouvoir à faire bloc derrière lui. L’accumulation des affaires a pris un aspect si tentaculaire qu’elle est devenue le symbole, aux yeux du monde entier du caractère népotique et clientéliste du pouvoir sous la coupe de l’AKP. D’autant plus que si les saillies, les effets de manche peuvent détourner durant un moment l’attention des vrais problèmes où l’exécutif est en échec, elle ne fait pas une politique.
Celui que les thuriféraires du régime présentaient comme « une bénédiction pour la Turquie et les Turcs », le chef d’Etat au « talent extraordinaire, un véritable don de Dieu » suscite désormais la controverse, même dans les milieux qui lui étaient acquis.
Sur le plan diplomatique, l’homme a compris qu’il ne pouvait plus mener plusieurs combats en même temps. A défaut de calmer la gronde intérieure Erdogan cherche à transformer ses anciens ennemis géopolitiques en alliés.
Malgré une théorie en vogue dans les milieux islamistes (y compris les compagnons de Benkirane qui s’accrochent à l’idée d’un leader musulman, défenseur de l’Islam rigoriste appelé à le rester ad vitam aeternam, ce hasardeux pari a le fâcheux inconvénient de mettre aujourd’hui les « frères » dans une situation de vulnérabilité périlleuse.
>> Lire aussi : Point de vue – Erdogan, un animal politique