Edito. Les non-dits de la Chute de Damas
C’est bizarre comment les associations d’idées vous viennent à l’esprit de façon spontanée. À la lumière de ce qui se passe en Syrie, les adages se bousculent en tête. À la lecture de ces milliers, voire millions d’articles et de commentaires, c’est le proverbe marocain « La vache est tombée, les couteaux sont tirés » qui me vient à l’esprit.
Quant aux Arabes en général et aux Syriens en particulier qui laissent éclater leur joie, ils m’inspirent l’adage chinois : « Quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. » Et les imbéciles, en l’occurrence, c’est vous et moi qui nous réjouissons « de la révolution syrienne » telle qu’elle est décrite par les médias occidentaux, qui font mine d’oublier que les troupes d’Al Joulani, grimé en Che Guevara d’opérette, sont les mêmes qui constituaient le gros des mercenaires de Daech ayant mis la région à feu et à sang, avec l’exécution sans pitié de milliers de Syriens.
La fuite du satrape Bachar Al-Assad est une bonne nouvelle, comme s’il pouvait y avoir autre chose que de la réjouissance à voir un criminel notoire hors d’état de nuire ! Mais trop de questions passent sous les radars, et il n’est pas normal que les médias occidentaux nous fassent avaler d’aussi grosses couleuvres.
Première question : qui (et quand) a exfiltré Bachar Al-Assad ? Les Français ? Sachant que l’ophtalmologue devenu président (par hérédité) en 2000 avait été parrainé par Jacques Chirac, qui le fait même grand-croix de la Légion d’honneur avant de se mettre sous la protection du président Nicolas Sarkozy, lequel l’invite à parader sur les Champs-Élysées le 14 juillet 2008. Les services américains ? Ses protecteurs iraniens ? On dit qu’il serait bien au chaud dans une datcha de luxe en Russie, mais là encore, il est bizarre qu’on n’ait pas de détails sur le parcours d’un chef d’État qui aligne des millions de morts et disparus au compteur, et dont la place légitime est à la barre pour répondre de ses crimes.
Deuxième question : qui a donné le temps au dictateur de mettre toute la famille en sécurité, dont le sanguinaire Maher Al-Assad, le frère du Néron de Damas, qui commandait les escadrons de la mort des services secrets ?
Troisième interrogation : où sont passés les milliards de dollars détournés par la famille Al-Assad et éparpillés dans des sociétés écrans disséminées dans les capitales européennes et américaines ?
Autre question : pourquoi les médias occidentaux livrent-ils tous le même narratif ? Celui d’une révolution tranquille où les cruels soldats de Bachar Al-Assad ont quitté leurs postes en prenant juste leur veste, tandis que les valeureux révolutionnaires barbus sont rentrés dans Damas la fleur au fusil, brossant un tableau idyllique d’un pays subitement calme et des citoyens sereins.
La réalité, il faudrait peut-être la lire dans les journaux du voisin libanais, comme le site libnanews.com, qui n’hésite pas à titrer : Les assassinats ciblés et l’exode des chrétiens en Syrie après la chute de Bachar El-Assad. On y apprend que la Syrie est désormais plongée dans une période de violence et d’instabilité inouïe, marquée par une série d’assassinats ciblés visant des scientifiques et de hauts responsables militaires. Parmi les victimes citées figurent le général Ali Mahmoud, lieutenant-général de l’armée syrienne, et le Dr Hamdi Ismail Nadi, éminent spécialiste en chimie organique, assassiné à son domicile à Damas.
Scénario identique à l’Irak post-2003, avec en toile de fond des actions menées par les services de renseignement israéliens pour exécuter les responsables des programmes militaires et scientifiques de Saddam Hussein.
Eh bien justement, parlons-en : c’est bien Israël qui rafle la mise en s’installant définitivement dans une grande partie du territoire syrien, au-delà du Golan. À cela s’ajoutent les frappes d’ampleur qui n’ont pas cessé depuis le départ du dictateur. Dans sa course contre la montre, Tsahal, qui ne peut agir sans la bénédiction de l’Oncle Sam, vise de multiples sites et installations militaires syriennes, détruisant sans distinction des stocks d’armes, des bases aériennes, des aéroports, des systèmes de défense antiaérienne et même des navires de la marine syrienne ou des avions de chasse, Mig-29 et Soukhoï syriens. « 310 frappes », a précisé mardi l’Observatoire syrien des droits de l’homme.
En attendant, le nouveau maître de Damas, Abou Mohammed al-Joulani, qui a mis en scène sa prise de pouvoir le 8 décembre 2024 dans la mosquée des Omeyyades de Mossoul — un remake de la cérémonie qui a marqué la naissance du califat de Daech dix ans plus tôt —, fait durer le suspense sur les véritables intentions de ses commanditaires, se contentant de prendre la pose tout sourire avec les rares Syriens qui osent se photographier avec lui.