Edito. La guerre des spaghettis
Cela fait des mois, voire des années que je m’évertue à trouver une réponse à la question qui taraude mon ami (il se reconnaîtra ici): comment se fait-il qu’au Maroc, on ne ressent pas avec la même rigueur la dureté de l’inflation, comment se fait-il qu’il n’y a jamais de pénurie de quoique ce soit et comment fait-on pour maintenir les prix de l’énergie, par exemple, (à commencer par le butane) à des taux inchangés, alors que nous ne sommes pas un pays pétrolier ! Et surtout comment se fait-il que les Marocains ne rouspètent pas à tous les coins de rue. J’avoue que j’y perds mon latin mais au fur et à mesure de la réflexion, une partie de la réponse m’apparaît plus clairement.
En réalité, la mesure de ce constat vient d’une comparaison avec l’Europe. Abreuvés de télés françaises, nous sommes constamment bombardés par ces sentiments dramatiquement contagieux que dans l’Hexagone, les prix flambent, la pénurie s’installe durablement, que tout se détraque, tout se délabre, que tout se déglingue, la sensation désagréable que ce pays est durablement installé sur la pente du grand déclassement, qu’il est en train de dégringoler et que le pire est à venir.
Bien sûr le pouvoir d’achat est en train de glisser vers des niveaux les plus bas, c’est vrai que les prix de l’énergie ont été multipliés par 3, c’est encore plus vrai que bien des denrées essentielles viennent souvent à manquer dans ce beau pays, mais comme dans la météo, il faudrait peut-être donner la vraie température et exposer à côté le ressenti tout en expliquant que le ressenti est plus fort que la réalité et que dans ce pays d’angoissés, demain signifie que le pire est à venir. Sauf que c’est plutôt ce ressenti nourri par les médias et ces pseudos experts qui fait que le plus banal coup de vent devient vite un coup de grisou pathologique.
Des chaînes d’infos en boucle qui alimentent, passant par les unes des journaux imprimés, télévisés et numérisés, au prix de reportages faussement alarmants, une saturation médiatique qui traque les trains qui n’arrivent pas à l’heure même quand ils sont annulés. Les conditions de cet affolement général peuvent être liées à la rupture de stock de bûches glacées au chocolat ou à l’absence de bons verres de faux champagne pour passer le réveillon.
Dans ce pays devenu ingérable, asphyxiés par une peur panique de lendemains qui ne chantent plus, ces Français auxquels Tocqueville pensait certainement, lorsqu’il prédisait le « despotisme doux d’un Etat paternaliste » sont tombés dans une déprime généralisée depuis que le gouvernement du « quoi qu’il en coûte » a cessé de mettre la main à la poche. Une déprime accentuée par la peur d’une énième vague de Covid alors que l’exécutif a déjà annoncé la couleur : « que chacun enterre ses morts comme il veut » et pour ceux qui préfèrent cramer leurs macchabées, qu’ils ne comptent pas sur Darmanin pour leur offrir les bûches.
Dans La France sous nos yeux, Jérome Fourquet et Jean-Laurent Cassely expliquent bien les raisons de cette société malade. Ils développent ainsi l’idée qu’une société hantée par la consommation ne peut qu’être à la merci de la moindre inflation et des pénuries qui en découlent. Sa souveraineté individuelle de citoyen-consommateur s’exerce par le fait de pouvoir acheter. Si ce pouvoir d’achat est rogné par une inflation importante ou des revenus trop faibles, alors le citoyen-consommateur n’est plus pleinement souverain et il se sent ravalé en position de citoyen de second rang ou de citoyen passif, rappellent les auteurs.
Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les dirigeants des hypermarchés sont devenus des vedettes en France, au point qu’ils ont désormais remplacé les politiques et les intellectuels sur les plateaux télés pour disserter longuement sur les bons plans pour contourner les pénuries et avoir accès au graal, c’est-à-dire à tels ou tels produits, qui ne sont plus garantis en tout temps et en tous lieux. Finalement et c’est triste de le dire, l’horizon indépassable d’un Français en 2023, c’est de tomber sur l’astuce qui lui permettra de gratter quelques centimes sur ses spaghettis.
Au Maroc, Dieu merci, on continue de vaquer à ses occupations même si les temps sont particulièrement durs pour une grande majorité de la population, mais ils semble que tout le monde est encore sous le charme des performances des Lions de l’Atlas au mondial. Ici, les grands récits fondés sur la transcendance, le patriotisme et le sentiment d’appartenance à une même nation et à une même religion trouvent toujours un écho auprès des populations. Et c’est tant mieux.
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