Edito – Algérie. Danse avec les loups
Est-ce que les services secrets ont vocation à diriger un pays ? Non bien sûr, en principe les agents secrets sont au service d’un État mais c’est pourtant bien les maitres espions qui tiennent le pouvoir en Algérie. Nous allons voir pourquoi.
Nul ne sait si c’est de bon augure : Pour cet énième vendredi de manifestations, les « gilets jaunes » en version locale ont répété les slogans habituels du Hirak : « Dawla madania machi askaria » (État civil et non militaire).
Pourquoi les dirigeants algériens qui se sont succédé depuis le départ de la France de ce pays et qui ont promis de conduire cette nation vers une véritable indépendance l’ont plutôt menée dans un cul-de-sac ? Dixit un rapport confidentiel de la CIA fortement décrié par les médias algériens qui dépeint une situation préoccupante de l’Algérie, un pays bloqué par l’inertie politique, les luttes de clans, les contradictions du régime, l’omniprésence de l’armée et des services de renseignements. Le tout, à l’ombre d’une crise économique sans précédent qui envenime le mécontentement populaire. Même si on sait que les renseignements américains ont toujours été frileux de collaborer avec un service secret arabe, dont les principaux directeurs sont issus de l’école du renseignement soviétique (actuel FSB, Ex-KGB), il faut néanmoins reconnaître à la CIA, une certaine objectivité dans la confection de ses rapports.
Pendant des décennies, les Américains et pratiquement jusqu’aux années 2000, la centrale de Langley collaborait et sous-traitait tous les renseignements relatifs à l’Algérie avec son homologue français, la DGSE. Mais depuis, les Américains ont pris pied à Alger et leurs agents font remonter des informations dignes de foi à Washington, ce qui permet de penser que l’analyse de la CIA est plutôt fiable.
« Les services de sécurité en Algérie font bien plus que du renseignement : ils sont le garant du pouvoir, si ce n’est le pouvoir lui-même »
Mais a-t-on vraiment besoin d’un rapport confidentiel des services secrets américains (remis d’ailleurs à Joe Biden) pour constater que l’Algérie traverse les pires moments de son histoire et pour reprendre les mots même du président Boumediène : « l’Algérie est au bord du gouffre ! Et elle vient de faire un pas en avant. » !
Pourquoi alors ce pays aux richesses inouïes, avec une jeunesse qui a du potentiel à en revendre peine à joindre les deux bouts et retombe dans le sous-développement de crise en crise ?
Pour une raison très simple : le pouvoir, le véritable pouvoir appartient aux services secrets. Dans cette dynastie, écarter les rivaux et mettre au secret les dignitaires du régime derrière les barreaux, au nom de prétendues opérations « mains propres », n’est que la pointe de l’iceberg, mais c’est déjà suffisant pour empêcher le pays de faire face aux vrais défis.
Egarés par une arrogance de despotes, tous les chefs de renseignement qui se succédé à la tête des services algériens ont fini par succomber à la tentation de faire et défaire les présidents sur le modèle des parrains siciliens. A commencer par le plus sanguinaire d’entre eux, Mohamed Mediène, dit Toufiq qui jusqu’à une date récente, jouissait à fond du surnom que lui donnaient les Algériens, « rab aljazaer », le dieu de l’Algérie. Rien que ça !
On raconte que l’homme aurait pu devenir président de la république nombre de fois mais qu’il aurait à plusieurs reprises décliné l’offre à l’époque où il était au sommet de sa gloire. C’est bien ce qu’ont subtilement démontré Philippe Vasset et Pierre Gastineau dans un excellent documentaire produit pour France Culture, où on apprend tout simplement que « les services de sécurité en Algérie font bien plus que du renseignement : ils sont le garant du pouvoir, si ce n’est le pouvoir lui-même ». Un État dans l’État en somme, avec toute l’opacité et les atteintes à l’Etat de droit que l’on peut imaginer.
Sans remonter à l’ère Bouteflika où le même fameux Médiène avait réussi l’exploit de se maintenir au pouvoir en continuant à agiter la momie du président devant des Algériens désabusés, aujourd’hui même et plus que jamais les services sont toujours à la manœuvre. En embuscade, le général Mehenna Djebbar qui devrait prendre la tête de la « coordination des services de sécurité ».
Fait cocasse, cet ancien patron de la Direction centrale de sécurité de l’armée (DCSA) avait été remis en liberté en juillet, après avoir subi les foudres de l’ex-chef d’État-major Ahmed Gaïd Salah. Patron à l’époque de cette Direction jusqu’en 2014, il avait été incarcéré en octobre 2019 et condamné à huit années de prison pour « trafic d’influence » et « enrichissement illicite ».
Ce poste, rattaché à la présidence, avait été créé par Abdelaziz Bouteflika en 2016 après la dissolution du DRS, à la tête duquel Bouteflika avait nommé Athmane Tartag, dit « Béchir ». Celui-ci avait fini (lui aussi) en prison en mai 2019, un mois après la chute du président déchu, pour « complot contre l’autorité de l’État » en même temps que « Toufik » et Saïd Bouteflika, frère et conseiller de l’ex-président.
Tapi dans l’arrière-cour du palais de la Mouradia, manipulant chaque rouage de l’administration, l’appareil de renseignement avait été pourtant profondément meurtri par la guéguerre entre Mohamed Médiène, et Ahmed Gaïd Salah.
Gaid Salah qui voulait inféoder les « services » à l’armée a fini par mourir d’une subite crise cardiaque, sauf que la réputation de « faiseur de rois » de la police secrète a perduré avec les successeurs.
Si la Coordination des services de sécurité comprend trois directions générales : la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la Direction générale de la documentation et de la sécurité (DDSE) et la Direction générale du renseignement technique (DGRT), tous les regards des observateurs avertis restent scotchés à la Direction de la sécurité intérieure (DGSI), dirigée jusqu’ici par Abdelghani Rached, un fidèle du chef d’état-major Saïd Chengriha. Et c’est bien dans cette redoutable direction que sont prises toutes les grandes décisions de la scène politique. C’est le cœur des services secrets, et les présidents qui se sont succédé savent très bien que les ordres qui émanent de ce service doivent être exécutés à la lettre, au risque de perdre son strapontin.
Le clan Bouteflika l’a appris d’ailleurs à ses dépens. Tant qu’il fallait museler les opposants, donner des récompenses aux caciques du régime et maintenir une propagande tiers-mondiste, ce service avait géré tant bien que mal les contradictions du système en usant de la manne des pétrodollars, n’hésitant pas à financer de couteuses opérations de lobbying underground.
Déchéance de nationalité
Mais il semble que ce service stratégique, qui a vu pas moins de quatre patrons sauter depuis 2013 s’est cassé les dents face au Hirak. Même la dissolution de l’Assemblée nationale populaire, avec, à la clé, la promesse de poursuites contre les députés ripoux ayant bénéficié de passe-droits sous l’ère Bouteflika, mesure soufflée à Tebboune, n’a pas réussi à calmer les ardeurs des manifestants. Même si la DGSI, qui a créé depuis peu son propre service d’information judiciaire (SIJ) avec un de ses agents dissimulé dans chaque wilaya, a réussi à court-circuiter le ministère de l’Intérieur !
Pour bâillonner les voix dissidentes, la Direction centrale de sécurité de l’armée (DCSA), à laquelle est rattachée la DSI, a déclenché une vaste chasse à l’homme avec des enquêtes sur mesure pour « atteinte à la sûreté de l’État ». Cerise sur le gâteau, l’idée de génie qui consiste à agiter le chiffon rouge de la déchéance de la nationalité au nez des Algériens de la diaspora qui continuent de soutenir le hirak est née dans l’esprit retors des cadres de ce service.
Dans un paysage politique sinistré, sortir du chapeau des caciques du FLN ou appeler à la rescousse de nouvelles formations politiques, comme celles du Collectif des organisations et associations nationales ou encore Nidaa El Watan, boostés pour se constituer en parti politique, a d’ores et déjà montré ses limites.
Appelé à la rescousse pour faire de la figuration, Abdelmadjid Tebboune et son exécutif n’ont en réalité aucune marge de manœuvre ; ce qui n’a pas échappé aux manifestants qui appellent à l’application de l’article 102 – prévoyant l’empêchement du président « pour cause de maladie grave et durable ». Des manifestants qui semblent avoir compris que le pouvoir se situe ailleurs n’ont d’ailleurs pas hésité à réclamer « l’indépendance du pays » avant de scander « Tebboune mezouer, djabouh el askar » (Tebboune n’est pas légitime, il a été placé par les militaires).
Pour rappel, redoutables à l’intérieur, craints à l’extérieur, les services algériens n’avaient pas hésité à plonger le pays dans un bain de sang pour empêcher les islamistes du FIS de prendre le pouvoir. A l’époque, les révélations de plusieurs anciens du DRS, comme Abdelkader Tigha où ils accusent le DRS d’avoir manipulé le GIA, y compris dans l’affaire des moines de Tibhirine, avaient été mises sous le boisseau par Paris. Habib Souaïdia, ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne et auteur de « la Sale Guerre » témoigne d’ailleurs de la cruauté d’une « police politique, dotée d’une capacité extraordinaire à se régénérer à coups d’intrigues et de scandales de corruption, de répressions sporadiques mais impitoyables ». Un monde sans foi ni loi ni barrières où un simple tweet équivaut à l’ordre de supprimer un opposant politique.
« Les gérontocrates de service sont toujours accros à la vision marxiste d’un complot à l’œuvre dans l’histoire »
Mais tout cela n’est que broutilles car les maitres espions n’ont aucune limite quand il s’agit des pays voisins. Si la Tunisie s’en sort relativement bien en caressant la nomenklatura dans le sens du poil, la Libye est déjà bien déstabilisée, les gradés de la centrale qui assument sans gêne leur goût du clivage, vouent une haine sans égale au royaume. Au-delà de la création du Polisario, créé à coups de milliards pour jouer le rôle de poil à gratter de la monarchie honnie, les services algériens continuent de caresser le rêve de voir le royaume basculer dans le chaos avec le recrutement régulier de commandos de djihadistes, payés rubis sur ongle et rapatriés de Syrie ou d’Irak, dans le but de perpétuer des attentats dans le royaume. Il faut savoir que les parrains de ce milieu appartiennent à un autre monde, ils vivent toujours dans ces deux aberrations du XX ème siècle, que furent le colonialisme et le socialisme à la soviétique. Malgré l’inertie d’une bureaucratie pléthorique aux 500 généraux que compte officiellement l’armée algérienne, combien d’officiers opèrent dans les services secrets ?), les gérontocrates de service sont toujours accros à la vision marxiste d’un complot à l’œuvre dans l’histoire.
Mais ni l’humiliation de voir que le pays qui carbure au pétrole a basculé dans la misère, ni la honte de réaliser que le peuple ne veut plus d’un pouvoir de l’ombre ne semblent ouvrir les yeux des chefs du renseignement algériens.
En Algérie, le chômage, la désespérance, l’absence de services publics et la ghettoïsation alimentent le hirak. Aveuglés par la manne des pétro dollars, les maitres-espions d’Alger qui font rarement dans la dentelle ont oublié une des règles de la base de la longévité en politique : le refus de tout arrangement politique immédiat, juste capable de verdir un bilan tournant le dos à l’avenir, oubliant ainsi le réveil d’une jeunesse militante qui se révèle aujourd’hui capable, bien loin de la realpolitik, de refuser de passer pour les laissés-pour- compte de cette vague d’espérance qui souffle sur le Maghreb. La Fontaine pensait, à juste titre « qu’on rencontre sa destinée souvent par les chemins qu’on prend pour l’éviter ».
Et c’est là tout le bien que l’on souhaite à nos frères algériens.
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