L’exode des cerveaux du digital marocain
Depuis un an, les forces vives du secteur des nouvelles technologies de l’information et de la communication délaissent le Maroc. Direction l’Europe – et notamment la France – en quête de projets exaltants et d’une meilleure qualité de vie.
L’Exil ou le Royaume. Le titre du livre d’Albert Camus pourrait s’adapter à la vie des cerveaux du digital marocain. Lesquels quittent leur pays, cédant aux sirènes de l’Europe. Aucune étude n’a évalué l’ampleur du phénomène. Pourtant, les professionnels du secteur grincent des dents : “C’est une réalité que l’on constate depuis juin 2017. Plusieurs entreprises dans les nouvelles technologies déplorent un turnover de 20 %. Du jamais vu”, souligne Saloua Karkri-Belkeziz, présidente de la Fédération des technologies de l’information, des télécommunications et de l’offshoring (ex-Apebi). “C’est une tendance réelle, qui touche les ingénieurs et les cols blancs”, confirme le consultant en stratégie digitale Marouane Harmach.
Une pénurie de profils IT
Au Maroc, les entreprises du secteur, notamment dans l’offshoring (délocalisation des activités de service ou de production de certaines entreprises vers des pays à bas salaire), peinent à recruter. “Plusieurs profils manquent cruellement : architectes systèmes, administrateurs systèmes et réseaux, ingénieurs en sécurité informatique, chefs de projet, voire développeurs Java… relève Saloua Karkri-Belkeziz. Les entreprises sont même prêtes à les recruter à partir de deux ans d’expérience.”
Les raisons de cet exil sont nombreuses et enchevêtrées : bas salaires, pas de réelle évolution professionnelle, absence de projets exaltants, recherche de meilleures conditions de vie… “Dans mon école d’ingénieurs, les étudiants cherchaient à émigrer en Europe ou ailleurs, avant même d’avoir leurs diplômes. Ils recherchent l’épanouissement professionnel, couplé à une bonne qualité de vie. En France, plusieurs facilités existent au niveau de la santé et du social, ce qui n’est pas le cas chez nous”, témoigne Adil, développeur web à Tanger.
Débauchage organisé
Karim, lui, est ingénieur senior avec vingt ans d’expérience au compteur. Il a tout plaqué pour s’installer avec femme et enfants au Canada, où il est devenu chef de projets innovants dans son domaine. Pourtant, les raisons des départs ne sont pas forcément professionnelles. “Au Maroc, l’offre dans le digital est là. S’il y a fuite des cerveaux, c’est par rapport à la qualité de vie. Un jeune imagine son avenir, réfléchit à son mariage… Il constate qu’au Maroc, l’école (pour ses enfants) est payante, l’accès aux soins aussi… Alors, il franchit le pas et se dit qu’une expérience à l’étranger vaut le coup”, estime Marouane Harmach. L’argument des salaires est balayé d’un revers de la main par ce dernier. “Il n’y a pas de grande différence avec ceux qu’on propose en France. Un jeune ingénieur qui part le fait d’abord pour avoir sa propre expérience et découvrir l’Europe.”
C’est la dure loi du marché capitaliste. Jeunes diplômés ou seniors expérimentés se font débaucher “à domicile”. “Des chasseurs de têtes français se déplacent et organisent chaque mois à Casablanca ou à Rabat des séries de recrutement, parfois de 100 places, explique Saloua Karkri-Belkeziz. Ces départs répondent à un appel des pays européens – notamment la France dont la stratégie est bien définie – et qui ont fait du digital un levier de développement.”
Précisément, pour faciliter la venue de ces recrues prometteuses du digital, Paris leur octroie un French Tech Visa, spécialement conçu pour elles. Ses conditions d’obtention ont été assouplies par le président Emmanuel Macron, conscient des enjeux des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).
“Un danger à court et à moyen terme”
La France qui rit, c’est le Maroc qui pleure. Pour stopper l’hémorragie, le Royaume est allé capter des élites… chez ses voisins ! “Aujourd’hui, des entreprises qui ne trouvent pas les profils recherchés se déplacent en Tunisie pour recruter. Elles trouvent des personnes qualifiées, moins chères, et leur proposent de travailler au Maroc, avec de meilleures conditions de vie, ou bien de faire du télétravail. C’est devenu un épiphénomène”, analyse Marouane Harmach.
Pour le Royaume, la pilule est dure à avaler. “Le pays a perdu de précieuses ressources humaines, enchaîne Saloua Karkri-Belkeziz. Des élites dont le coût de la formation a été élevé…” A la vérité, la révolution digitale est en berne au Maroc. “Les grands chantiers de l’e-gouvernement sont à l’arrêt depuis 2012 et 2013 et le départ d’Ahmed Reda Chami (ancien ministre de l’Industrie, du Commerce et des Nouvelles Technologies entre 2007 et 2012, ndlr). Il n’y a plus de grands projets structurants et le secteur du digital a été dépriorisé au profit d’autres, tels que l’aéronautique ou l’automobile”, note Marouane Harmach. Il y a néanmoins une certaine dynamique, grâce au privé, à l’export et à l’offshoring.
D’après notre expert, “le danger se situe à court et à moyen terme pour le Maroc. On perd en compétitivité, par rapport à des pays comme la Roumanie, Maurice ou Madagascar.” Le péril technologique guette l’export, notamment l’offshoring. “Quand des donneurs d’ordre arrivent avec des projets nécessitant 100 personnes, il faut les trouver…” explique-t-il.
Sortir de l’ornière
L’Apebi, qui a tiré la sonnette d’alarme, a établi une feuille de route en trois volets pour sortir de l’ornière. “D’abord, nous souhaitons accélérer la régionalisation, décrypte Saloua Karkri-Belkeziz. En effet, nous avons 12 universités à travers le Maroc, qui proposent une assez bonne licence informatique. L’objectif est d’attirer les entreprises dans des villes comme Oujda, Agadir et Tanger, afin d’empêcher les jeunes d’affluer à Casablanca et à Rabat. Il est nécessaire de stabiliser ces derniers dans leurs régions.”
Second axe : accélérer la formation. “Il nous faudrait former beaucoup plus de jeunes sur une courte durée. Nous avons la chance d’avoir une jeunesse férue de NTIC”, note l’experte. Troisième point : rendre les jobs plus attractifs. “Les personnes expérimentées veulent disposer de projets professionnels exaltants de transformation digitale, que ce soit en intelligence artificielle ou en big data. Elles ne se suffisent plus de l’offshoring.” Cela suffira-t-il à stopper l’hémorragie ?