Shéhérazade et autres clichés sur grand écran

 Shéhérazade et autres clichés sur grand écran

crédit photo :Les films du Veyrier/The bureau/Collection Christophel/AFP – Presse


D’abord quasi absentes puis reléguées aux seconds rôles, les comédiennes d’origine maghrébine occupent de plus en plus le haut de l’affiche. Mais l’imaginaire cinématographique français les cantonne encore trop souvent dans des personnages stéréotypés. 


Shéhérazade, interprétée par Kenza Fortas dans le film du même nom de Jean-Bernard Marlin (en salles le 5 septembre), gagne sa vie en vendant ses charmes sur les trottoirs de Marseille. Dans Le Monde est à toi, premier long métrage de Romain Gavras, sorti mi-août Oulaya Amamra, dealeuse en herbe dans Divines en 2016, incarne une fille vénale. Dans Sex Doll, de Sylvie Verheyde (2016), Hafsia Herzi n’est autre qu’une prostituée de luxe.


Ces récentes productions ne sont pas les premières à mettre en scène des femmes arabes aux mœurs légères. En 1982, Souad Amidou exerçait déjà le plus vieux métier du monde dans Le Grand Frère de Francis Girod. Idem pour Rachida Brakni, qui interprète Malika, agressée par ses proxénètes dans Chaos (2001) de Coline Serreau. En plus de trente ans, rien n’aurait donc changé ? Les jeunes actrices maghrébines doivent-elles forcément accepter de se glisser dans la peau d’une catin-michetonneuse-petite frappe pour voir leur nom apparaître dans les génériques ? “Si tu ne veux pas faire la beurette des cités qui deale de la came, tu ne travailles pas”, tranche une comédienne qui a du talent mais dont la carrière ne décolle pas.


 


Des modèles d’identification positifs


La réaction de Naïma Yahi est plus modérée. Cette spécialiste de l’histoire culturelle des Maghrébins de France salue le passage des femmes maghrébines de “l’invisibilité aux rôles de premier plan qui leur sont confiées aujourd’hui. On n’est plus dans le décoratif, mais dans des personnages complexes”. Alors, qu’importe, estime-t-elle, que l’héroïne soit une délinquante. Pourquoi refuser cette “incarnation négative du personnage. Le priver du droit à l’individualité et le ramener à une communauté” ?


Sans doute parce que ces femmes ne sont pas assez visibles, on exige des rares élues mises en lumière d’incarner des héroïnes qui soient source d’inspiration et modèles d’identification positifs. Pour cette historienne, c’est en demander trop au septième art. “On attend du cinéma qu’il règle des problématiques sociologiques et identitaires. Certes, il peut y participer, mais c’est d’abord un point de vue et aussi un révélateur de nos névroses et de ce que traverse la société”, poursuit-elle.


 


Une suspicion de regard concupiscent


Du fait de l’imagerie coloniale et de ses cartes postales mettant en scène des Orientales lascives et oisives, subsiste une suspicion libidineuse dès lors que l’on montre le corps d’une femme maghrébine “qui ne serait qu’un objet de désir et de possession à disposition de celui qui domine”. Voilà l’accusation que l’on porte, à tort ou à raison, sur les films dont les protagonistes portent des noms à consonance arabe. Qu’ils soient réalisés par des cinéastes, femmes ou hommes issus de cette même communauté, ne constituera d’ailleurs pas une garantie contre ce discrédit. On se souvient de la polémique suscitée par la scène finale de La Graine et le Mulet (2007) d’Abdelatif Kechiche dans laquelle Hafsia Herzi se livre à un numéro de danse orientale qui dure bien plus de quinze minutes… de trop ?


“Le regard concupiscent sur la beurette n’a pas totalement disparu et on est encore dans la sexualisation du corps des femmes maghrébines”, admet Naïma Yahi. Et quand la chanteuse aux racines algériennes Camélia Jordana, grimée en Marianne dévoile, ses seins en couverture de L’Obs en décembre 2015, on peut – lorsque l’on a connaissance de l’iconographie coloniale – penser aux portraits de ses ancêtres mauresques qu’on prenait en photo dans des postures identiques. Celle qui est aussi actrice se targue d’être “la seule ‘rebeu’ connue de sa génération”. C’est surtout celle “qui remplit le mieux son rôle de beurette en ce moment en incarnant la jeune fille émancipée qui veut échapper à son méchant grand frère”, souligne Naïma Yahi. Dans Cherchez la femme de Sou Abadi (2017) et Félix Moati, elle est Leila, étudiante à Sciences-Po qui prévoit d’effectuer son stage de fin d’études à New York, aux Nations unies, avec son amoureux, Armand. Mais Mahmoud, le grand frère radicalisé, a d’autres plans pour sa sœur… Elle récidive dans Le Brio (2017) d’Yvan Attal qui dégouline de la “bien-pensance des années 1980”, selon Naïma Yahi. “Aujourd’hui, ce n’est plus Leïla Bekhti qui joue la beurette. Elle a réussi à traverser le miroir.”



D’actrices à réalisatrices


Effectivement, l’égérie de L’Oréal se glisse sans souci dans la peau de personnages qui se nomment aussi bien Lou, Albertine ou Amanda que Sarah ou Nora. Elle est perçue par le milieu du cinéma comme une actrice à part entière. Toutes ces consœurs n’en sont pas là. Loin s’en faut. Et la prochaine à pouvoir bientôt prétendre à ce traitement sera sans doute Sabrina Ouazani, l’une des héroïnes de L’Esquive.


En attendant, que deviennent les comédiennes qui ne veulent incarner ni les putes, ni les soumises, ni les opprimées, ni les forcées à se marier, ni les victimes du patriarcat et autres barbarismes ? Elles occupent les seconds rôles dans les téléfilms et les films d’auteurs confidentiels, ou travaillent avec des réalisateurs étrangers. “Je pense de plus en plus à aller m’installer aux Etats-Unis, où ça ne dérange personne que j’interprète une jeune femme qui se prénomme Mary, confie l’une d’entre elles. Mais c’est à regret, car c’est ici que je voudrais voir les mentalités évoluer.”


Une autre, lassée d’attendre des rôles intéressants, envisage de passer à la réalisation : “Au moins je mettrai en scène des personnages qui ressemblent à ceux que j’aimerais qu’on me propose !” Ce pas vers la création de récits, elles sont nombreuses à l’avoir franchi pour des motivations diverses. Houda Benyamina a d’abord été devant la caméra avant de réaliser ­Divines. Idem pour Rachida Brakni, qui a fait ses débuts de réalisatrice avec De sas en sas (2016), ou Fejria Deliba avec D’une pierre deux coups (2016). A cette liste, viennent s’ajouter Hafsia Herzi, dont Bonnes Mères, son premier long métrage en tant que réalisatrice, devrait sortir prochainement, et Naidra Ayadi, qui s’est inspirée d’un roman de Bernard Clavel pour Ma fille à voir en salles le 12 septembre.


Pour sûr, une nouvelle génération de réalisatrices d’origine maghrébine est en train d’émerger en France. Gageons qu’elles porteront sur écran des histoires dont les protagonistes, féminins notamment, ne sont pas le fruit du fantasme d’autrui. A condition, bien sûr, que ceux qui les produisent aient envie de les voir… 


 


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