Plats de résistance
A qui appartiennent l’houmous, le kebab et autres falafels ? Les mets endossent-ils la nationalité de ceux qui les mangent ? Peuvent-ils en cumuler plusieurs ? Ces questions pourraient prêter à sourire, mais, dans cette région du monde, revendiquer l’origine d’un plat revient à parler politique, voire à militer et résister.
A Paris, New York et Londres, se multiplient les restaurants branchés où des spécialités du Moyen-Orient (la téhina ou la muhallabia), voire du Maghreb (la chakchouka), sont présentées comme “israéliennes”. De quoi alimenter les polémiques et déchaîner les passions, surtout auprès des Palestiniens qui, après avoir été privés de leurs terres, assistent à ce qu’ils vivent comme une “spoliation” de leur gastronomie.
Quand on a été contraint à l’exil, les traditions culinaires font partie de l’héritage qu’on emporte avec soi. Un élément identitaire que l’on chérit, auquel on voue un amour possessif qui ne souffre pas le partage. “Ces plats existaient bien avant la création de l’Etat israélien, comment pourrait-on donc soudainement leur accoler ce qualificatif ?”, bouillonne Rania, blogueuse culinaire et traiteur franco-palestinienne, qui a renoncé à une carrière dans l’enseignement pour faire partager la cuisine de ses ancêtres et pratiquer ce qu’elle nomme la “résistance dans l’assiette” dont est né un hashtag.
Des recettes de mères en filles
Il y a quelques mois, lorsque le chef star Cyril Lignac vante, dans une émission enregistrée à Tel Aviv, la gastronomie israélienne, c’est la goutte de trop ! Rania lui adresse une lettre : “Lors de ton voyage, tu ne prends même pas la peine de rencontrer des Palestiniens ni de découvrir leur cuisine, tu les ignores. (…) Oui, cette cuisine (israélienne, ndlr) est empreinte de la cuisine du Maghreb et des pays alentour (…), mais elle s’inspire surtout de la cuisine palestinienne, de la cuisine du peuple colonisé. (…) Ce que fait Israël avec la cuisine est dans la continuité du schéma du colonisateur qu’il est : après l’appropriation des terres palestiniennes, c’est l’appropriation de la cuisine palestinienne. En clair : un processus d’invisibilisation et de négation de l’existence même du peuple palestinien.” Une missive partagée plus de 5 000 fois mais qui n’a suscité aucune réaction de la part de son destinataire.
Si, en France, Rania est l’une des premières à défendre cet héritage culinaire, dans les pays anglo-saxons, où la communauté palestinienne est plus importante, d’autres figures féminines militent pour la reconnaissance de cette gastronomie. A Londres, Joudie Kalla, chef et auteure d’un livre de cuisine intitulé Palestine on a Plate (la Palestine dans l’assiette), a eu l’idée de lancer il y a trois ans des dîners baptisés “Palestine on a Plate supperclub”. Elle y fait découvrir deux fois par mois à une cinquantaine de convives les recettes qu’elle tient de sa mère, de ses tantes et de ses grands-mères.
“C’est la dernière chose qu’il nous reste”
L’occasion pour la jeune chef de raconter l’histoire de la Palestine et de préserver son héritage culinaire. Aucun détail n’est négligé. Les assiettes, signées de l’artiste palestinienne Larissa Sansour, reprennent les motifs du keffieh. “Cette cuisine, c’est la dernière chose qu’il nous reste, alors pas question qu’on nous l’arrache”, tranche-t-elle. “C’est extrêmement frustrant de voir des plats de notre enfance, comme la maa’loubé ou la sayadiya, présentés comme étant israéliens sur la carte de restaurants”, poursuit Joudie Kalla. Elle précise ne pas être anti-israélienne : “Je suis juste contre les fausses informations. La résistance à l’occupation n’a pas besoin d’être agressive, elle peut s’exprimer à travers la cuisine, le design et la culture.” Elle a d’ailleurs pour projet d’écrire un livre réunissant des recettes de chefs palestiniens et israéliens qui mettrait en avant ce patrimoine en partage puisque, bien avant même la création de l’Etat hébreu, juifs, chrétiens et musulmans vivaient sur les mêmes terres et accommodaient, avec des variantes, les ingrédients locaux. “La gastronomie israélienne moderne proposée dans les grandes capitales n’est rien d’autre que la cuisine palestinienne servie par un très bon marketing”, conclut-elle !
Pour les deux chefs palestinien et israélien Sami Tamimi et Yotam Ottolenghi, coauteurs de plusieurs best-sellers et qui tiennent ensemble un restaurant très couru à Londres : “La cuisine résulte d’associations appartenant certes à des groupes spécifiques mais aussi à tout le monde.” Une conception du partage qui ne fait pas l’unanimité.
UNE GASTRONOMIE DANS L’OMBRE
A Paris, il n’existe aucun restaurant se revendiquant “palestinien”. On sait que certaines tables libanaises – et la capitale n’en manque pas – sont tenues par des Palestiniens, mais qui préfèrent ne pas revendiquer leurs origines… pour avoir la paix. En revanche, les adresses israéliennes fleurissent, avec au menu : boulettes de kefta, houmous, chakchouka et autres mahlabia. Autant d’ “emprunts” dont les origines arabes, perses ou ottomanes ne sont guère mentionnées. Dans les rayons des librairies, la gastronomie palestinienne reste, là aussi, discrète. Mentionnons l’un des rares ouvrages francophones sur le sujet, La Table palestinienne, de Reem Kassis, édité chez Phaidon.
MAGAZINE FEVRIER 2018
LA SUITE DU DOSSIER : PALESTINE, RESISTER AUTREMENT
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