Licenciés pour bonne conduite
Transport Challenger, coopérative de transport employant d’anciens détenus, a mis la clé sous la porte : une loi empêche les détenteurs d’un casier judiciaire d’exercer la profession de chauffeur. Illustration par l’absurde de la faiblesse des politiques de réinsertion en France.
Haidi, 56 ans, va devoir trouver un autre boulot. Fin juillet 2017, la petite coopérative de transport qui l’emploie depuis 2016 tirera le rideau. Lancée en 2013 à Paris, Transport Challenger propose d’accompagner des personnes fragiles dans leurs déplacements, en employant comme chauffeur des hommes ayant été condamnés par la justice. Soit une double vocation sociale : offre de service à un public fragilisé (handicapés, seniors, etc.) et réinsertion d’anciens détenus.
Le projet a été repéré, recevant notamment en 2015 le prix national de l’innovation sociale de l’économie sociale et solidaire. Mais à la suite de récentes dispositions législatives consécutives au conflit entre taxis et VTC, la coopérative va devoir cesser son activité : désormais, les personnes ayant un casier judiciaire mentionnant une condamnation à plus de six mois d’emprisonnement ne pourront plus obtenir la carte professionnelle de chauffeur.
C’est le cas d’Haidi qui, le 31 mars dernier, en a fini avec le bracelet qu’il portait depuis sa libération conditionnelle en mars 2015. Avant cela, il avait purgé dix-neuf ans de détention pour des vols à main armée, règlements de compte, tentatives d’évasion et évasions. Il est passé dans plusieurs centrales, a connu l’isolement. Il a payé. Comment retrouver une place dans la société au sortir d’une si longue période d’incarcération ? Et avec quels appuis de l’administration pénitentiaire dont “la réinsertion sociale” des ex-détenus est une mission (lire encadré) ?
“Les dernières années de ma détention, j’ai travaillé sur des chantiers extérieurs, placé par le juge d’application des peines (JAP), raconte Haidi. Malgré ça et les rapports favorables considérant que je cherchais à m’en sortir, je peux dire qu’ils n’ont rien fait pour moi. Après dix-neuf ans de prison, je suis sorti avec 80 euros en poche ! De quoi me payer les transports pour venir à Paris, et un sandwich. Personne ne m’attendait. Quand on est sur des longues peines, au bout d’un moment, on disparaît pour la famille et les amis.”
Seul pour préparer l’après
Le service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP), lui trouve une place en centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). Il faut aussi du travail. Embauché par l’association Formation d’aide à la réinsertion (Faire), il est chargé de l’entretien du mobilier urbain des parcs et jardins de la Ville de Paris. “On était payé avec des Ticket-Restaurant tous les mois. J’ai passé quatre mois comme ça, sans un sou. Le CHRS m’a aidé à monter le dossier RSA, parce qu’ils voulaient que je les paye. Après ça a commencé à devenir chaud dans ma tête, je suis allé mettre la pression à Pôle Emploi et j’ai trouvé une formation dans les espaces verts.”
En 2016, il entre à Transport Challenger. Ce parcours post-incarcération chaotique, Haidi a dû le mener tout seul. “En prison, pour préparer l’après, il faut écrire au JAP, c’est tout un processus, raconte-t-il. Mais personne ne vous l’explique. Les infos, je les ai eues par des codétenus. Certains ont de solides connaissances juridiques ! A l’isolement, j’avais une clé 3G. Je m’y suis mis tout seul, en tâtonnant, en essayant, j’ai fini par comprendre ce qu’était un moteur de recherche. Et j’ai tapé ‘insertion’, ‘association’… Google, ça a été le monde qui s’est ouvert devant moi…”
Un coût social non évalué
Fondateur et gérant de Transport Challenger, Marc Boitel travaille depuis quatorze ans au contact des personnes “placées sous main de justice”. Pour lui, l’isolement dont témoigne son salarié est tout sauf une surprise : “Nous sommes dans une société où la prise en compte de la problématique de réinsertion n’est pas effective. Un vieux fond judéo-chrétien perdure : tu dois expier ta faute dans la durée et la douleur. On est systématiquement dans l’émotion quand on parle de criminalité. Et comme, en France, la prison est la peine de référence, la tendance est à plus d’enfermement. ”
En 1992, la durée moyenne sous écrou était de 6,5 mois ; en 2014 elle est de 10,4. La séquence terrorisme et état d’urgence n’ayant, par la suite, pas vraiment amélioré le climat. Et les aménagements de peine ? “On pourrait vider une partie significative de la population carcérale en développant le placement extérieur, le bracelet (PSE) ou la semi-liberté, considère le gérant de Transport Challenger. Oui, il y aura des échecs, des ratés, il faudra un suivi critique, mais cela peut aussi permettre à beaucoup de mieux se réinsérer, ce qui est profitable à la société. Là, dans notre cas, la coopérative va devoir licencier des gens par rapport à leur parcours judiciaire. Et dans ce principe d’‘honorabilité’ imposé par le législateur, le coût social n’est pas du tout évalué. Pourtant, ça installe de fait une double peine, c’est discriminant à l’emploi et ça conforte les ex-détenus dans un sentiment d’amertume ou de revanche.”
Prisonnier de son passé
Quand Haidi, fort de son diplôme de formation dans les espaces verts est allé postuler à la Mairie de Paris, on lui a rétorqué qu’il ne pouvait être embauché à cause de son casier judiciaire. “Par contre, quand je venais bosser pour eux via une asso qui me payait en Ticket-Restaurant , ça ne les dérangeait pas, grince-t-il. Là, je suis en forme, j’ai envie de travailler, mais j’ai 56 ans et je ne me fais pas d’illusion : ça va être dur de retrouver un boulot avec mon passé. Tout m’incite à faire le renard et à profiter du système.” Un bel exemple de la réinsertion “à la française”.
UN DISPOSITIF PEU EFFICACE
Selon le ministère de la Justice, au 1er janvier 2015, sur les 249 298 personnes prises en charge par l’administration pénitentiaire, 172 007 se trouvaient “en milieu ouvert” et 77 291 “sous écrou”, dont 66 270 détenues (les 11 021 autres étant “non hébergées”). En France, deux missions sont assignées à cette même administration : l’exécution des peines et “la réinsertion sociale des personnes qui lui sont conférées par l’autorité judiciaire”. Dédiés à cette tâche, les services pénitentiaires d’insertion et de probation (SPIP) sont censés intervenir en prison, pour “permettre aux détenus de préparer leur sortie et retrouver une place dans la société”. Mais aussi “en milieu ouvert”, dans le cadre de mesures alternatives à l’incarcération (sursis avec mise à l’épreuve, travail d’intérêt général, liberté conditionnelle). Ils ont alors “un rôle de contrôle, de conseil et d’orientation vers les organismes compétents.” Pour ce faire, les SPIP s’appuient sur les institutions locales et les associations. Un partenariat affaibli, de fait, par le repli global des politiques publiques : si, entre 2014 et 2015, les SPIP ont été l’une des rares composantes de l’administration pénitentiaire, avec les directions, à voir leurs effectifs augmenter (environ 350 embauches), “cela s’est fait au détriment du secteur associatif”, regrette Marc Boitel, Fondateur et gérant de Transport Challenger.
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