Djerba. Les Tunisiens divisés sur le bilan du Sommet de la francophonie
Au terme du 18e Sommet de la francophonie qui s’est tenu ce weekend sur l’île de Djerba, quel bilan économique, politique et culturel peut-on tirer de cette grand-messe, au-delà des autocongratulations d’usage ?
« C’est moi qui ai décidé que ce Sommet ait lieu à Djerba plutôt qu’à Tunis, voilà qui est chose faite, puisse la réussite de ce sommet faire taire tous ceux qui ont tenté de le faire échouer », s’est félicité le président Kais Saïed, sur place, la veille de la tenue du sommet, au micro d’un journaliste qui a dû arracher un bref mot à la presse d’un chef d’Etat connu pour son dédain à la presse nationale à laquelle il n’accorde aucun entretien depuis l’entame de son mandat.
Une hostilité d’ailleurs désormais affichée : avant d’accorder ces quelques paroles à notre confrère Chaker Besbes, le président Saïed n’a pas manqué d’esquiver la première question portant sur les opportunités de coopération économique du Sommet, pour attaquer nommément Mosaïque FM, média qui emploie le journaliste, première radio nationale privée en termes d’audience. « Votre média parle quotidiennement comme bon lui semble, malgré cela ils parlent de dictature… Personne ne s’est immiscé dans votre travail que je sache. De quelle dictature parlent-ils donc ? », lance Saïed, incrédule et visiblement irrité.
Lorsque le journaliste lui fait remarquer que le média est régi par une charte de liberté d’expression et que des journalistes tunisiens font l’objet au moment où l’on parle de poursuites judiciaires engagées par le gouvernement, le président rétorque par une phrase sibylline à connotation philosophique dont il a le secret : « Il ne saurait y avoir de liberté d’expression sans liberté de penser… Je ne prête pas attention à ce qui se dit, ni dans les médias ni dans Facebook. Mais qu’ils traitent de la réalité telle qu’elle est, sans atteinte aux institutions de l’Etat… Pour le reste, la justice fera son travail », conclut-il.
Dire la chose et son contraire en somme, un classique de la rhétorique saïdiste, qui admet indirectement en l’occurrence que la liberté d’expression est bel et bien sous surveillance de l’exécutif, et que la liberté dont elle jouit serait une faveur que l’on aurait la bonté de lui octroyer.
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Un blanc-seing des pays francophones ?
Car si les atermoiements ont duré de nombreux mois avant que ne soit confirmé ce sommet de Djerba, c’est que le malaise était omniprésent chez certaines chancelleries occidentales, notamment le Canada de Justin Trudeau, qui jusqu’au bout ont rechigné à cautionner par leur présence le processus de déconstruction démocratique en cours en Tunisie depuis juillet 2021.
En fin communicant, souvent adepte des entourloupes discursives et diplomatiques, le président français Emmanuel Macron a affirmé lors d’un entretien hier dimanche sur TV5 Monde depuis le Sommet de la francophonie que « ce n’est pas au président français d’expliquer au président tunisien ce qu’il doit faire dans son pays ». Une phrase qu’une partie de l’opposition tunisienne n’a pas manqué de comparer à celle de Chirac il y a 20 ans, lorsqu’il était venu blanchir Ben Ali en déclarant qu’après tout, le premier des droits de l’Homme était de « manger ».
« La France est là pour accompagner ce mouvement. Ce pays a vécu une révolution. Il a vécu le terrorisme. Il a vécu comme tout le monde le Covid et la déstabilisation. Il est aujourd’hui dans un moment de grand changement. Je souhaite que ce changement politique, d’abord, puisse aller jusqu’au bout et donc les élections du 17 décembre se passent dans un cadre apaisé et que toutes les forces politiques puissent y participer et qu’elles donnent un résultat.
Ensuite, je pense qu’il est très important -et je sais que le président est très vigilant, nous en avons parlé tout à l’heure- qu’il y ait un apaisement sur le sujet des libertés politiques, de la libre expression des médias. Je sais qu’un grand constitutionnaliste comme lui sera vigilant. Je l’y ai invité en lui disant qu’on allait tout faire pour l’aider, que ce chemin puisse se poursuivre », poursuit Macron, en bon pragmatique, qui aurait convaincu son homologue canadien de venir et de faire en sorte d’infléchir le cours des choses, sans avoir l’air d’y toucher, plutôt que d’opter pour le boycott et la politique de la chaise vide.
Mais pour l’ensemble de l’opposition tunisienne qui quant à elle boycotte les élections législatives dans moins d’un mois, cette messe grandiloquente est perçue comme une trahison de certains chefs d’Etat étrangers. « Ils en oublient l’idéal démocratique universel » dénoncent-ils, dans la mesure où leur présence sur le portrait de famille est une aubaine inespérée pour le régime Saïed qui s’apprête à verrouiller son pouvoir, via l’actuel assaut sur le seul bastion restant dans le pays : la liberté de la presse.
Au forum économique partie intégrante du Sommet de la francophonie, Saïed a appelé à « des investissements innovants pour soutenir l’entrepreunariat des jeunes francophones », tout en réitérant son messianique appel à ce que « l’Humanité tout entière » s’invente de nouveaux modèles économiques plus équitables.
Concrètement, les médias français rapportent aujourd’hui qu’en marge de ce sommet, la France va octroyer un prêt de 200 millions d’euros à la Tunisie pour l’aider à surmonter la crise. Autant dire des cacahuètes, en jargon d’économistes.