Point de vue. Discuter avec Poutine, utile ou illusoire ?
Le débat fait rage en Occident et en Europe entre ceux qui refusent catégoriquement de discuter avec Poutine le dictateur et ceux qui acceptent de le faire au nom des exigences diplomatiques.
Le Premier ministre polonais Mateusz Morawiecki, fils d’un dirigeant de Solidarnosc et engagé lui-même très jeune dans la lutte contre le communisme, s’est adressé ces jours-ci à Macron sur un ton peu diplomatique, en lui disant : « Monsieur le président Macron, combien de fois avez-vous négocié avec Poutine, qu’avez-vous obtenu ? On ne débat pas, on ne négocie pas avec les criminels. Personne n’a négocié avec Hitler. Est-ce que vous négocieriez avec Hitler, Staline, avec Pol Pot ? ». Provenant d’un Polonais, la chose n’est pas étonnante. Les Polonais détestent viscéralement la Russie pour les crimes russes commis par l’Armée rouge lorsqu’elle a libéré la Pologne de l’occupation nazie, chose permettant sans doute au Premier ministre polonais de comparer la conduite de l’Armée rouge en Pologne avec celle subie par les Ukrainiens aujourd’hui par les Russes.
Macron a considéré que ces propos étaient infondés et scandaleux, que Morawiecki, soutenu par un « parti d’extrême droite » qui a reçu plusieurs fois Marine Le Pen, voudrait s’immiscer dans la campagne électorale française : « J’ai toujours œuvré, dit-il, pour parler avec la Russie » et « j’ai constamment discuté pour obtenir cessez-le feu, trêve humanitaire, comme d’ailleurs Olaf Scholz le fait en Allemagne ou d’autres chefs d’Etat et de gouvernement en Europe. Je pense que c’est mon devoir, c’est sans complaisance et sans naïveté ».
Il faut dire à la décharge de Macron que celui-ci a discuté avec Poutine moins au nom de la France qu’au nom de l’Union européenne dont il est le président actuellement, et que c’est le président Zelensky qui semble le pousser à discuter avec Poutine, pour ne pas perdre le fil du dialogue diplomatique et pour être informé des intentions de Poutine, même sans se faire d’illusions. Au surplus Macron a obtenu des trêves et cessez-le feu ou corridors humanitaires, comme il le dit lui-même, aussi limités que soient ces résultats. Peu de choses, mais mieux que rien.
Cela dit, la question mérite d’être posée : faut-il discuter avec un dictateur qui envahit et agresse des Etats voisins souverains sans retenue et sans vergogne, voire qui commet des crimes de guerre, comme Poutine, pour assouvir des visées impérialistes ? Les dictateurs ont l’habitude de négocier entre eux (Hitler et Mussolini, Staline et Hitler, Bachar et Poutine, Castro et Brejnev, Khadafi et Saddam), mais les démocrates sont moins enclins à négocier avec les dictateurs en temps de paix (certains le font), comme en temps de guerre. Si les démocraties sont pacifiques, les dictatures sont belliqueuses par nature. Comment concilier ou réunir ces deux états d’esprit opposés ? La diplomatie a-t-elle des chances d’aboutir dans ce cas ?
En général, la diplomatie est censée s’exercer partout, dans toutes les situations, en temps de paix comme en temps de guerre, dans les différentes formes diplomatiques, secrète ou publique, bilatérale ou multilatérale. Un homme d’Etat ne rechigne pas en principe à discuter avec un dictateur, si l’occasion se présente, pour peu qu’il entrevoie une issue, même minime. Sauver la paix, éviter ou limiter les effets d’une guerre valent tous les sacrifices. Même discuter pour discuter peut être utile parfois pour que les dirigeants négociateurs puissent approfondir leurs relations personnelles et laisser entrouvertes les chances de paix.
Les négateurs d’une telle discussion peuvent prétendre qu’un dirigeant de pays démocratique ne peut négocier lors d’une guerre, avec un dictateur ailleurs que sur un champ de bataille, comme le montre souvent l’histoire. Les Alliés n’ont pas par exemple « négocié » avec Hitler ou Mussolini ailleurs que sur le champ de bataille. Discuter avec un dictateur est inutile pour eux. D’ailleurs, lorsque le maréchal Pétain a eu une discussion avec Hitler (la célèbre « poignée de main » entre eux) lors de l’« entrevue de Montoire » du 24 octobre 1940, c’était pour établir les bases de l’occupation allemande et de la collaboration du gouvernement de Vichy après l’armistice du 22 juin 1940. Ce qui peut leur donner raison. Mais à Yalta, en février 1945, les Occidentaux, Roosevelt et Churchill, ont négocié tout de même avec Staline, un autre dictateur, qui voulait lui aussi sa grande part du gâteau, au vu de sa gourmandise territoriale. De Gaulle a rencontré Staline en 1944 pour établir avec lui un pacte de protection mutuelle, pour s’assurer du soutien de l’URSS en cas de nouvelle attaque allemande, pour faire monter un dictateur contre un autre. On peut imaginer De Gaulle le maurassien discuter avec n’importe quel dictateur pour peu d’assurer la souveraineté de son pays. Beaucoup de dirigeants des pays démocratiques ont rencontré et discuté dans le passé avec les dictateurs de l’Europe de l’Est, comme Slobodan Milosovic, ou arabes. Certains d’entre eux, comme Chirac et Saddam, sont même devenus amis.
Discuter avec Poutine, oui, il le faut bien pour l’Occident. Les dirigeants occidentaux doivent-ils se renfermer sur eux-mêmes dans une indifférence calculée ou naïve, et attendre que l’Ukraine tombe entièrement entre les mains de la Russie impérialiste, au risque de faire plier d’autres pays du monde libre ou de l’Otan, frontaliers de la Russie ? Pour les hommes d’Etat des pays concernés, la guerre n’est pas un spectacle qu’ils suivent sur les écrans de télévision, elle exige d’eux beaucoup de courage et de lucidité. Poutine, comme beaucoup de dictateurs avant lui, a tenté d’humilier les dirigeants occidentaux qui négocient avec lui, comme cette fameuse table longitudinale qu’il a mise entre lui et Macron lors du déplacement de celui-ci en Russie. Peu importe, il faut voir loin. La diplomatie est l’art de discuter avec ses ennemis, sinon pourquoi a-t-on créé la diplomatie, si ce n’est pas pour discuter entre ennemis ou rivaux, pour éviter de faire des guerres entre nations et entretenir un climat de paix. S’il n’y avait pas de diplomates ou des dirigeants d’Etat audacieux, lucides, sans être naïfs, capables d’analyser les situations complexes en temps de paix, comme en temps de guerre, le monde serait devenu une hécatombe ouverte. « Traiter avec le diable » est un des enjeux de la diplomatie au XXIe siècle, un siècle pacifique où les peuples occidentaux sont entrés dans une sorte de torpeur bourgeoise naïve, du moins par rapport au tragique XXe siècle, de plus en plus lointain.
Les Occidentaux devraient discuter avec Poutine, même après les crimes de guerre de Boutcha et l’assassinat de civils ukrainiens. Ils savent que Poutine est le Caligula des temps modernes, devenus tous les deux aussi sanguinaires après leurs maladies (« fièvre du cerveau » pour Caligula », comme disaient les médecins romains de l’époque, cancer à la thyroïde pour Poutine). Mais ils doivent discuter avec lui pour maintenir la pression sur lui, tenter de comprendre toujours davantage son état d’esprit et ses intentions, pour le menacer de sanctions supplémentaires, pour inciter les Russes à se révolter contre lui de l’intérieur, pour lui montrer son isolement sur la scène internationale, pour ne pas le laisser totalement libre de ses mouvements. Même si les Occidentaux n’ignorent pas que leur espoir est mince pour obtenir quelconques concessions de Poutine. Mais tous les dictateurs prétendent au début d’une guerre qu’ils ne sont pas prêts à reculer et que leur résolution est ferme. Souvent les circonstances de la guerre et de la diplomatie les poussent à faire des reculades.
La discussion avec Poutine est également nécessaire en prévision d’un accord ou d’une conférence de paix après la guerre. Les belligérants doivent bien négocier entre eux après la guerre. Il vaut mieux alors commencer les discussions avant même la fin de la guerre pour apprendre à connaître son ennemi. Certains pays occidentaux ou européens peuvent espérer participer aux accords de paix entre la Russie et l’Ukraine, en tant que garants internationaux du nouveau statut de l’Ukraine ou en tant que pays proches impliqués par l’accord final.
En un mot, discuter avec Poutine est à la fois utile, puisque les hommes d’Etat sont par essence appelés à résoudre des conflits, et illusoire, puisque les dirigeants démocrates n’ignorent ni les rapports de force entre la Russie et l’Ukraine, ni l’enjeu stratégique pour la Russie, ni la paranoïa de Poutine sur l’encerclement par l’Occident. Aux dirigeants occidentaux de tenter de faire pencher la balance du côté de l’utilité et non de l’illusion. Le naïf en politique est moins celui qui discute avec un dictateur et qui accepte à l’avance de payer le prix de son échec éventuel que celui qui ne veut pas discuter avec lui au nom de certains présupposés préalables, en risquant de le regretter par la suite.
>> Lire aussi :
Point de vue – Ukraine. Couper la poire en deux ?
Point de vue. Dictature russe, résistance ukrainienne et détermination européenne