Discrètement, la Tunisie a-t-elle entamé la nationalisation de ses ressources ?
Les partisans du président de la République Kais Saïed fêtent depuis peu le départ de la compagnie pétrolière Shell du pays, synonyme de nationalisation, avec l’abandon de l’exploitation du champ Miskar situé dans le golfe de Gabès. Mais selon les experts, ce retrait cache une réalité plus complexe, qui n’a rien de vraiment réjouissant.
L’Etat tunisien a repris la concession d’exploitation du champ de gaz naturel Miskar dans le golfe de Gabès. Une décision prise par le ministère de l’Industrie, de l’Energie et des Mines publiée, le 16 août 2022, au Journal officiel n° 90 de 2022. Cette concession de la Société tunisienne d’activités pétrolières (ETAP), répartie sur une superficie de plus de 350 kilomètres carrés, est valable pour les 26 années à venir, à compter du 9 juin 2022.
Pour les irréductibles sympathisants de la mouvance souverainiste incarnée à leurs yeux par le président Saïed, l’évènement est célébré telle la preuve de la détermination du chef de l’Etat, fort de ses nouvelles prérogatives constitutionnelles, à honorer ses engagements électoraux. Chose qui contrasterait avec les promesses tenues du temps de la majorité islamiste au Parlement, lorsque des militants proches d’Ennahdha avaient initié la campagne « Winou el Pétrole ? » (« Où est le pétrole ? ») sans résultats notables, qui insinuait que ce secteur, particulièrement opaque et présumé corrompu, aurait spolié les Tunisiens de leurs richesses collectives durant plusieurs décennies.
Ce sont ces mêmes slogans qui sont réitérés avec fracas aujourd’hui par Kais Saïed qui a convoqué sa ministre de le l’Industrie, de l’Energie et des Mines, avec des cadres de l’ETAP, et ordonné l’ouverture d’une enquête administrative sur « les dérives au sein de cette institution qui persistent à ce jour ».
Pourtant, dès la fin 2021, l’annulation des permis de recherche d’hydrocarbures “Sud Remada” et “Jenein Centre” détenus par la société “ATOG Sahara Limited” reflète davantage les maux d’un secteur énergétique tunisien en manque de rentabilité.
Les spécialistes dénoncent des contre-vérités
Pour Hamed El Matri, ingénieur et expert de l’exploitation pétrolière, cela fait plusieurs années que la Tunisie a cessé d’être attractive pour les grandes sociétés pétrolières, qui avaient une à une quitté le pays. « ENI & Shell, sont en effet les derniers majors opérant en Tunisie, préparaient leur départ depuis belle lurette ».
Pour l’éditorialiste Kais Ben Mrad, « les partisans du président présentent cela comme un grand succès de sa politique. Selon eux, l’Etat tunisien a réalisé un coup historique en nationalisant l’exploitation du champ Miskar qui était détenu à 100% par Shell (qui l’a acquis en achetant British Gaz), puisque son exploitation se fera à travers la société APO qui appartient depuis quelques mois à 100% à l’ETAP. Or, cette euphorie n’a pas lieu d’être, puisque ce n’est pas le gouvernement tunisien qui a décidé de nationaliser l’exploitation de ce champ, mais c’est bel et bien Shell qui a décidé de renoncer à son droit préférentiel de se voir octroyer un renouvellement dudit champ ».
La même source ajoute que « Shell cite entre autres raisons l’instabilité politique, la rigidité du pouvoir législatif, les grèves, les blocages anarchiques de la production, le non-paiement dans les délais contractuels par la STEG de ses livraisons de gaz, ainsi que l’absence de rentabilité de ce genre de petits gisements matures (en fin de vie), au moment où cette compagnie a choisi de mettre le cap sur la production d’énergies vertes moins polluantes pour réduire sa dépendance du pétrole. Pire encore, en prenant cette décision, Shell va éviter de subir les coûts très élevés (certains experts parlent d’un milliard de dollars) du démantèlement et de l’abandon du champ Miskar à la fin très proche de sa production ».
Des propos confirmés par El Matri, qui rappelle pour sa part que « ces entreprises ne sont pas du patrimoine colonial. Nous autres Tunisiens avons reçus les investisseurs en les convainquant de venir dans notre pays. L’Etat a profité de ces investissements » […] « En Chine, à Cuba, en Algérie, en Russie, et même avec l’ex-Union soviétique, tous les pays du monde ont réalisé que le développement des secteurs pétrolier et gazier passe par l’acquisition de grandes entreprises, qui ont l’expérience technique et le poids financier pour se lancer dans l’exploration et le développement. En Tunisie aujourd’hui nous « fêtons » la dernière société mondiale qui quitte le pays, appelons ça une victoire alors qu’en fait nous sommes incapables de recevoir et de gérer les terrains après leur départ ! A mon sens, avec le désistement des entreprises spécialisées, en particulier celles avec un fort poids financier, nos chances de pousser la roue de l’exploration ou du développement sont dérisoires ».
Il est à noter que l’ETAP assurera dorénavant l’exploitation de ce champ qui produit 10% de la consommation locale et 25% de la production nationale de gaz naturel. Or, cette dernière ne représente aujourd’hui que 40% de la consommation locale, les 60% restants des besoins étant déjà importés.