Discours (rêvé) du chef du gouvernement
Tribune de Lotfi Saibi*, texte traduit par Seif Soudani
« Notre responsabilité, que nous prenons très au sérieux, est avant tout de vous protéger et de garantir continuellement l’accès à la santé publique, à une éducation nationale de qualité ainsi qu’à tous les autres droits fondamentaux qui sont au cœur de notre pacte social. La crise que nous traversons vous a rendus plus vulnérables et vous comptez sur notre réponse gouvernementale, sur un État plus solidaire et social.
Aujourd’hui plus que jamais je regrette toute promesse qui n’aurait pas été tenue, tout incident qui aurait pu entraîner de fâcheuses conséquences collectives. J’ai failli par mégarde et ai peut-être déçu certains d’entre vous.
Aujourd’hui, je vous présente sincèrement des excuses au nom de l’équipe gouvernementale. Mais je souhaiterais saluer les membres du gouvernement dévoués qui travaillent sans relâche et sacrifient beaucoup pour permettre à nos citoyens de continuer à travailler, d’aller à l’école, d’avoir accès aux établissements de santé publique, de fournir les produits de première nécessité́ en nourriture et en eau potable à des prix abordables et de faciliter la vie pendant cette crise.
Nous faisons notre maximum et plus encore pour être à la hauteur de vos attentes. Je suis ici pour y parvenir et je ferai personnellement de mon mieux pour éviter toute atteinte ou dégradation de votre mode de vie. Tout non-respect de la loi par un membre de mon équipe ne sera jamais toléré, il sera puni sévèrement. Aujourd’hui, je vous assure qu’une telle erreur ne se reproduira plus jamais. Notre engagement auprès de vous à faire respecter la loi est la priorité absolue et nous vous exprimons notre gratitude pour votre soutien. »
Un discours qui aurait sans doute épargné au pays la crise en cours
A mesure que les gouvernements se succèdent, que la situation se dégrade et que la confiance en notre avenir et en nos politiques s’érode, j’ai l’intime conviction qu’un tel discours aurait pu servir de jalon pour une nation en quête de valeurs, en pleine déchéance morale et politique.
Nous sommes une nation qui navigue à vue, nous nous cherchons depuis trop longtemps des leaders dont les principes auraient valeur d’exemple à suivre. Transparence et redevabilité sont les deux piliers de tout aspirant aux plus hautes fonctions de l’Etat. Or, c’est un credo encore sous-estimé par ceux censés être des repères pour une génération le plus souvent livrée à elle-même.
Dans le monde des affaires, on appelle cela la loi élémentaire du retour sur investissement. Si les leaders politiques ont sincèrement vocation à rétablir la confiance entre le peuple et ses élites, en tant que fondement d’une transition démocratique réussie, ils doivent d’abord s’investir dans un capital fait de transparence, de bonne gouvernance, d’honnêteté et d’humilité, mais aussi -sans doute l’élément le plus négligé de tous : le mea culpa. Ce n’est qu’en actant ces mesures qu’une société donnée peut avancer et réinstaurer une confiance mutuelle.
Ce qui fait l’étoffe d’un grand leader
L’Histoire regorge de leçons où des leaders ont assumé leurs responsabilités dans l’adversité, même lorsqu’ils ne sont pas les seuls fautifs, voire nullement fautifs à titre individuel. Et en contrepartie de ce comportement perçu comme profondément humain, ils furent salués à l’unanimité, non seulement au sein de leurs sociétés respectives mais aussi à l’international. Mieux encore, les nations en question ont alors pu surmonter les pires crises et en sont sorties plus fortes et plus unies.
C’est ce qu’a fait JFK au lendemain de la débâcle de la Baie des cochons, en 1962, malgré le fait que les plans d’attaque avaient été conçus par Eisenhower et son administration.
Plus récemment, Jacina Arden, première ministre néo-zélandaise, s’est adressée au monde entier en assumant la responsabilité de son cabinet et de son gouvernement pour avoir échoué à protéger la minorité musulmane, suite à l’attaque terroriste meurtrière survenue il y a 2 ans.
Au moment où nous nous apprêtons à faire face à une seconde vague de Covid-19, avec ses dommages collatéraux qui emporteront de nombreux ménages, des PME, et les rêves et aspirations de tant de citoyens ordinaires, le rôle d’un leadership est de rassurer et d’apporter des réponses, non pas de se recroqueviller sur soi dans une fuite en avant égocentrique.
Nous espérions que nos dirigeants fassent preuve de plus d’empathie et moins d’hypocrisie. Nous pensions pouvoir leur demander des comptes à l’issue de la crise, surtout que dans le cas de l’espèce eux-mêmes ou un membre de leur équipe est fautif.
L’impérieuse nécessité de la reddition des comptes
Indépendamment des débats autour de la définition du conflit d’intérêts, de la bonne conduite d’un officiel, ou encore de ce qu’est un pot-de-vin, toute crise de ce type engendre immanquablement la nécessité de rendre des comptes. Cette crise en particulier et le degré d’intérêt qu’elle a suscité chez l’opinion publique aurait dû immédiatement être prise au sérieux en ce qu’elle affecte le bien commun.
Tout chef de l’exécutif soucieux de respecter ses engagements électoraux en pareilles circonstances doit avant tout être sans équivoque sur ses intentions quant à sa totale transparence, de sorte de ne laisser aucun doute dans l’esprit de ses électeurs.
En l’occurrence, Elyes Fakhfakh aurait dû se focaliser sur trois aspects clés de ce qui lui est reproché en termes de malversations. L’élément déclencheur de la crise d’abord : est-ce le résultat d’une mauvaise gestion, d’un dysfonctionnement du système, était-ce intentionnel ou bien fortuit ? Ensuite a-ton fait le nécessaire, dans un laps de temps adéquat, une fois que la chose était de notoriété publique ? Les institutions impliquées et autres mécanismes de contrôle ont-ils été saisis ? Ont-ils pu travailleur correctement étant sous pression ? Enfin, quelles ont été les leçons retenues par pareil évènement et quelles conséquences appelle-t-il ?
Si le discours du chef du gouvernement s’était articulé autours de ces trois dimensions, en lieu et place de la désormais célèbre et méprisante formule « yabta chouaia » lâchée devant le Parlement (« ils peuvent toujours attendre », ndlr), à propos de son propre départ, le pays serait probablement en passe d’engager d’autres batailles au jour d’aujourd’hui. Des batailles bien plus importantes que les chamailleries politiques dignes d’une série B auxquelles nous nous sommes hélas habitués.
Si j’ai une prescription à donner à quiconque envisagerait d’abuser, consciemment ou non, de son pouvoir, ce serait donc de savoir reconnaître ses erreurs ou celles d’un membre de son équipe, en amont, avant qu’il ne soit trop tard. Ne pas compter sur l’impunité, jusqu’à ce que les médias s’en emparent et penser alors s’en tirer avec de plates excuses. A ce stade-là, l’on retiendra que vous voulez tout au plus sauver votre peau ou limiter la casse. D’où le désastre en termes de gestion de crise que nous connaissons. Etre dans le déni est en soi un deuxième manquement, qui enfonce davantage encore les responsables en question.
Lorsqu’un leader assume son entière responsabilité, cela tend généralement à renforcer le climat de confiance et de sérénité entre lui et ses collaborateurs, et par conséquent les responsabilise à leur tour.
Savoir prendre sur soi, c’est délester l’institution de toute pression inutile, et encourager les membres d’une équipe à faire preuve de plus d’audace et d’abnégation. Mais c’est malheureusement une qualité qui fait encore trop souvent défaut à nos classes dirigeantes, trop absorbées qu’elles sont à couvrir leurs arrières ou soigner leur réputation. Nous faisons tous des erreurs, mais c’est la façon que nous avons de les assumer qui sépare l’étoffe des grands leaders de celle des gestionnaires ordinaires.
Force est de constater que nous sommes une société où la morale publique est ébranlée, où le besoin de grands leaders intègres se fait cruellement sentir. Quand bien même les avancées technologiques ou les indicateurs macroéconomiques pourraient à l’avenir générer de l’emploi et de la prospérité, ils ne nous débarrasseront pas de la culture de la corruption, du népotisme, et du clientélisme, préludes aux injustices sociales… celles-là mêmes qui conduisent les nations à leur perte.
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*Lotfi Saïbi est titulaire d’un Master en Management de l’Université Harvard. Avec plus de 25 ans d’expérience notamment dans la planification stratégique, il a enseigné dans plusieurs écoles supérieures et universités aux USA. Il a aussi dirigé plusieurs entreprises dans les domaines de Finances et des TIC, de même qu’il a siégé dans plusieurs conseils d’administration, et est membre de l’American Society of Training Developers. En partenariat avec l’ONU, il a proposé l’examen du rôle du leadership politique dans les initiatives de transformation de l’État, et dirige un cabinet de conseil en management.