“Le climat islamophobe a poussé les musées à produire un discours alternatif ”

 “Le climat islamophobe a poussé les musées à produire un discours alternatif ”

Diletta Guidi, docteure en lettres et en science politique a étudié l’histoire de l’art et la sociologie des religions. Archives personnelles Diletta Guidi.

Diletta Guidi vient de recevoir le prix du premier livre de la Chaire d’études sur le fait religieux 2022, remis par CERI-SciencesPo Paris pour son ouvrage, ‘L’islam des musées. La mise en scène de l’islam dans les politiques culturelles françaises’. Nous publions ici son interview accordée cet été à l’occasion de notre numéro double.

 

LCDL : Plus de 300 musées publics abritent des collections d’art islamique dans le monde. Comment expliquer cet engouement né au début du millénaire ?

Diletta Guidi.

Diletta Guidi : Les collections d’art islamique préexistent évidemment aux années 2000. Cette passion date du XIXe  siècle mais, il y a une vingtaine d’années, ces objets ont commencé à être valorisés. Des rénovations ont eu lieu notamment au Caire, à Berlin et à New York et des musées ont été inaugurés. Le département des arts de l’Islam du Louvre possédait déjà la collection la plus grande et la plus variée du monde. A partir des années 2000, à l’initiative du président Jacques Chirac, elle a été littéralement sortie des caves.

Le timing n’était pas anodin, ce tournant s’est amorcé au lendemain des attentats du 11 septembre. Cet engouement répondait à un besoin politique et pédagogique. Les musées se sont retrouvés forcés, par leur hiérarchie ou par le contexte, d’assurer un rôle inhabituel pour répondre à une injonction à laquelle ils n’étaient pas préparés. Au Moyen-Orient aussi, de nouveaux lieux ouvrent, notamment à Doha au Qatar où il y a la volonté de montrer à l’Occident, à travers l’art, l’image d’un Islam des lumières, raffiné et pacifique.

Dans le cas du Louvre, quelle est l’intention ?

À la majorité non musulmane, on veut prouver que l’Islam est compatible avec la République. On promeut une image positive, favorable au vivre ensemble tout en préservant les œuvres des soubresauts de l’actualité. Cette protection est une volonté des experts mais les objets d’art islamique sont nolens volens associés à l’actualité. À la minorité musulmane, on veut accorder une certaine reconnaissance en installant ces collections dans le musée le plus visité au monde. Le climat islamophobe a poussé les gestionnaires des musées à produire un discours alternatif.

Cette présence au sein du Louvre témoigne d’un désir de la part de l’Etat d’intégrer davantage la communauté musulmane dans l’histoire de la République. La France, désormais multiculturelle et globalisée – l’Islam est la deuxième religion et le pays entretient des relations étroites avec les Etats musulmans – se doit de produire un discours sur l’altérité islamique. Le pays doit fournir des preuves de “compatibilité” à sa majorité non musulmane, reconnaître sa minorité musulmane, et donner une image islamic friendly aux partenaires arabo-musulmans.

Le public répond-il présent ?

Dans ce département, on ne se bouscule pas comme devant la Joconde. Le visiteur reste toujours assez surpris par la présence de l’Islam. On y croise plusieurs catégories de public : les experts et grands amateurs d’art islamique, ceux qui se sont perdus dans les méandres du Louvre et des personnes identifiées comme musulmanes qui se cherchent dans cette catégorie de l’histoire de l’art.

Est-ce qu’elles s’y retrouvent ?

La communauté musulmane française a envie de s’y reconnaître et de faire partie de cette histoire mais elle ne s’identifie pas complètement pour différentes raisons, dont l’absence d’objets issus des territoires (Maghreb et Afrique subsaharienne) dont les visiteurs sont originaires. Les musulmans français et étrangers se confrontent à un autre “silence”, celui à propos de la religion.

Nous sommes dans un musée national, le respect d’une stricte laïcité reste prioritaire d’où l’éviction des aspects cultuels dans le parcours. Donc ce désir n’est pas assouvi. Pas plus que celui de l’Etat de montrer un Islam raffiné et apaisé, un Islam du passé qui en réalité n’existe pas.

Le modèle universaliste assimilationniste mis en place par le Louvre trouve ses limites. Frileux quant aux liens entre art et actualité, il veut intégrer donc assimiler cette communauté en effaçant ce qui la rend particulière c’est-à-dire sa mémoire religieuse, sa pratique. On remplace les fantasmes avec lequel le visiteur arrive par d’autres.

À l’inverse, l’Institut du monde arabe a une conception plus souple du concept de laïcité, surtout depuis que Jack Lang en a pris les rênes. S’inscrivant dans une démarche interculturelle et inclusive, les expositions reconnaissent la pluralité religieuse et les aspects cultuels. On met en avant la spiritualité, le soufisme, la piété modérée en évitant d’évoquer le radicalisme.

Outre la religiosité, y-a-t-il d’autres questions que le Louvre passe sous silence ?

La mise en scène actuelle gagnerait à faire place à la complexité de l’Islam et aux sujets qui fâchent. On pourrait commencer par dire que la catégorie art islamique a été inventée par l’Occident au XIXe siècle et qu’elle est contestée aujourd’hui. Le Louvre devrait expliquer au visiteur son choix de cloisonner la religion et, lorsqu’il présente en fin de parcours des manuscrits coraniques, d’en évoquer le contenu et de ne pas se focaliser uniquement sur l’aspect esthétique.

D’autre part, la question coloniale est éludée. Rien n’est dit sur le contexte dans lequel ces objets sont arrivés en France, or l’histoire de ces pièces est aussi celle de la colonisation. On va jusqu’à franciser le nom de certaines d’entre elles. On parle de “Joconde de l’Islam” pour désigner une pyxide en ivoire ou du “Versailles turc” pour décrire un ensemble de céramiques ottomanes. Pendant les expositions coloniales, des œuvres d’art islamique étaient déjà montrées. Un travail de relecture post-coloniale reste à faire

Justement observera-t-on, comme pour l’art africain, des demandes de restitution ?

Il n’y a pas de revendication d’appartenance forte du fait que l’art islamique est une notion floue. Ce genre n’appartient pas à un pays. Il y a plusieurs Islams, donc pas une seule communauté construite pouvant revendiquer des œuvres, comme dans les pays d’Afrique où la mobilisation est puissante. Les demandes de restitution sont rares. L’Iran ou la Turquie ont fait ce type de requête mais aucune n’a abouti.

Ceci étant, l’actuelle conservatrice Yannick Lintz, s’interroge sur la biographie des œuvres. Elle souhaite donner une impulsion différente et intégrer les acteurs musulmans comme cela se fait dans d’autres musées internationaux. Des avancées extraordinaires ont déjà été accompli et, dans une institution ancrée dans ses habitudes comme le Louvre, ce n’est pas rien.

S’agissant de ce qui se fait ailleurs, quel regard portez-vous sur le musée Aga Khan de Toronto, le seul d’Amérique du Nord entièrement dédié à l’art islamique ?

Une partie de l’équipe du Louvre a participé à la conception de l’accrochage du musée de Toronto. Le parcours inclut des œuvres magnifiques respectant la chronologie canonique. Chose intéressante, on y propose des expositions temporaires et une panoplie d’événements parallèles impliquant la communauté musulmane locale. La religion n’est pas passée sous silence. L’art contemporain n’est pas exclu. L’Aga Khan a fait un excellent travail prenant en compte l’histoire de l’art islamique tout en intégrant la création contemporaine. C’est à mon sens exemplaire.

Un passage du manuscrit baptisé “le Coran bleu” datant des années 950. Cette œuvre, l’une des plus célèbres des arts islamiques, est conservée au musée Aga Khan de Toronto. The Aga Khan Museum/AKM248