« Democradura », ou le post printemps arabe en Tunisie
« Sur fond de ressentiment social, monte une vague populiste qui conforte les régimes autoritaires », expliquait dès 2016 l’éditorialiste Brice Couturier dans un texte intitulé « La démocrature, une démocratie d’apparence ». Il y fait la synthèse des principales thématiques abordées par la philosophe et politologue Renée Fregosi dans un ouvrage qui paraissait la même année : « Les nouveaux autoritaires. Justiciers, censeurs et autocrates ». Nous en faisons ici le commentaire, étant donné son caractère visionnaire eu égard aux récents évènements en Tunisie. Il s’y dessine depuis le coup de force du 25 juillet dernier un type de régime en réalité bien connu des politologues.
« Dans la famille libérale, il existe une branche qui croit, avec Tocqueville, à l’universalisation inéluctable de la démocratie. Durant les trois dernières décennies du XXe siècle, les dictatures étaient tombées progressivement, un peu partout, de l’Afrique du Sud à l’Europe centrale, de la Thaïlande au Brésil. Dans notre naïveté, nous imaginions notre système de gouvernement tellement désirable que le monde entier allait s’y convertir. Et en ce début de XXI° siècle, les Printemps arabes de 2011, ont semblé, un moment, confirmer le caractère inéluctable de la démocratie », écrit Couturier.
« Nous avions tort, explique Renée Fregosi. Le type de régime qui a le vent en poupe, ce n’est pas la démocratie, c’est la démocrature. Ça sonne encore mieux en espagnol, democradura (ou encore « dictablanda », ndlr). Il désigne un système hybride que nous voyons se répandre, de la Russie au Venezuela, en passant par la Turquie et l’Asie centrale. La démocrature mêle des éléments de démocratie, comme la tenue d’élections et d’autres issues de ce que Fregosi, politologue spécialiste de l’Amérique latine, nomme le justicialisme », poursuit Couturier.
Une communication « directe » avec le peuple
Dans ses rapports aux médias au cours de son règne durant les années 2000, Hugo Chavez avait décidé de court-circuiter les médias s’agissant de sa communication avec son peuple. L’émission « Aló Presidente » (Allo président) étain née. Animée par le président vénézuélien lui-même, cette émission lui sert de tribune pour présenter et défendre sa politique. Il y traite ses adversaires d’« incultes » et d’« ignorants ». Elle est diffusée de 1999 à 2012 sur la chaîne Venezolana et sur toutes les chaînes hertziennes tous les dimanches à 11 heures, tel un catéchisme de propagande. Une émission à durée variable, avec un record s’établissant à 8 heures et 8 minutes. En tout 1600 heures et 378 éditions sont diffusées pendant treize ans.
En Tunisie, dans un rapport élaboré sur « le pluralisme politique dans les médias audiovisuels au lendemain du 25 juillet dernier », publié aujourd’hui 14 septembre par la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (HAICA), une instance qui exerce encore contrairement à l’INLUCC (instance anti-corruption encerclée par la police puis de facto suspendue en août dernier), la HAICA estime que les médias tunisiens ont manqué de déontologie : ainsi 79% des programmes et bulletins d’information ont comporté des positions favorables aux décisions prises par le président de la République Kais Saïed. Un taux qui monte à 93% de positions favorables sur la Wataniya 1, la chaîne du service public.
Le dernier entretien que le président Saïed a accordé aux médias nationaux tunisiens remonte à bientôt deux ans, à l’occasion de ses 100 premiers jours de pouvoir. Depuis, le chef de l’Etat n’a accordé que de rares entretiens seulement à des médias étrangers, comme lors de sa visite en France en 2020. Face à cette communication tout bonnement rompue avec Carthage, les journalistes tunisiens semblent résignés à l’idée que le temps des interviews avec le Palais est révolu.
Un seul canal est maintenu par la présidence, via un unique format : celui des vidéos relativement longues, montées par le Palais. On y voit invariablement un président face à des invités muets servant de faire-valoir à des allocutions parfois sans rapport avec leur présence.
La démocrature, un régime hybride, plus proche de la dictature
« Le justicialisme est un populisme. Au nom d’un mot d’ordre de « justice », assez vague mais mobilisateur, un leader charismatique, qui semble en campagne électorale permanente, lance l’anathème sur des « élites », qu’il accuse d’avoir trompé le peuple. Il s’alimente au sentiment égalitariste des moins instruits, ceux qui ont le sentiment de n’avoir aucune prise sur les évènements et de ne pas être pris en considération. Il prône un idéal de justice « abstrait, immédiat et total », « fondé sur un ressentiment profond et diffus », qui s’exprime en deux slogans : « justice pour le peuple, châtiment des coupables ! », explique Couturier reprenant Fregosi.
Là aussi le diagnostic est saisissant d’exactitude quant à la rhétorique de Carthage sous Saïed, mais aussi quant au caractère universel d’une croyance populaire, souvent religieuse, selon laquelle un idéal de justice abstrait, immédiat et total est possible d’un claquement de doigts. D’où la croyance corrélée à cette providence, à l’avènement du sauveur chevalier blanc éradicateur de la corruption. Une utopie qui oblitère la nature humaine reproductrice de corruption surtout en l’absence de confort de vie collectif et de prospérité économique et sociale.
« A la différence des totalitarismes ou des tyrannies classiques, la démocrature n’attaque pas de front l’idéal démocratique. Au contraire, elle prétend la réaliser de manière plus authentique, en « rendant la parole au peuple », « baillonné par les élites ».
« Formellement, ce type de régime se légitime par la tenue d’élections ; mais celles-ci sont contrôlées à chaque étape de leur déroulement. En amont, par l’invalidation, voire par l’emprisonnement, des candidats hostiles au régime qui risqueraient d’être élus ; ainsi, du maire de Caracas, Antonio Ledezma. Voire de leur assassinat, comme Boris Nemtsov, à Moscou. Lors du vote, par des achats de voix, des tricheries de tous ordres. Quant au dépouillement, il est, bien sûr contrôlé par les hommes du parti-Etat, qui en profitent pour bourrer les urnes. Le contentieux électoral est lui-même entre les mains de juges inféodés au pouvoir ».
« Dans de nombreux cas, on remarque que le président réélu une première fois fait modifier la Constitution, afin de pouvoir se représenter sans limites. Pour contourner cet écueil, Poutine a imaginé un système ridicule d’alternance aux postes de président de la Fédération et de premier ministre, avec Medvedev ».
Ce que Fregosi relève ici c’est le caractère grotesque, souvent grand-guignolesque et risible dans son aptitude à l’invention, inhérent à ces régimes. En Tunisie, si le débat autour de l’application de l’article 80 de la Constitution est réservé à des élites et des juristes, nul besoin d’être un expert en droit constitutionnel pour comprendre qu’un Parlement est suspendu parce qu’il serait devenu lui-même « un péril imminent pour la nation », c’est une escroquerie intellectuelle, doublée d’une forme de délit d’initié.
L’article en question fut en effet pensé dans sa philosophie initiale pour mobiliser les trois pouvoirs contre le péril d’éventuelles guerres ou catastrophes naturelles. Mais dans la rue, un micro-trottoir permet de constater que le tunisien moyen, nourri à un demi-siècle de présidentialisme, ne voit aucune anomalie au fait que le chef du gouvernement ait été démis par le président, alors que cela ne fait en aucun cas partie des prérogatives de ce dernier en vertu de la Constitution de 2014.
« Ces régimes sont dangereux parce qu’ils reposent sur l’antagonisation, le clivage, la diabolisation des adversaires politiques, ils propagent la théorie du complot, usent parfois de l’antisémitisme. Ils refusent le consensus négocié, la conciliation – qui sont au cœur même de l’idée démocratique. Ils tolèrent la violence politique, quand ils ne l’encouragent pas ».
« Nous qui nous croyons à l’abri, observons bien ce qui se passe aujourd’hui en Hongrie, ou encore le déroulement des meetings de Donald Trump. Les personnalités charismatiques sachant manier les jeux de mots provocateurs plutôt que les indices économiques ne manquent pas. Et le ressentiment de catégories sociales qui peuvent à juste titre s’estimer lésées et reléguées non plus…. La rencontre des deux peut se révéler explosive », conclut Couturier.
50 jours après la mise en place des dispositions dites exceptionnelles du 25 juillet, la Tunisie est toujours sans gouvernement.
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