De Snapchat au “revenge porn”, des femmes dépossédées de leur corps

 De Snapchat au “revenge porn”, des femmes dépossédées de leur corps

Une vidéo sur TikTok de l’influenceuse égyptienne Haneen Hossam, condamnée à deux ans de prison pour violation de la “morale publique” le 28 juillet dernier au Caire. (Photo : Khaled DESOUKI / AFP)

Si en principe toute personne physique dispose librement de son image, il n’en est pas de même pour toutes les femmes. En Egypte, des tiktokeuses se sont retrouvées derrière les barreaux. En Arabie saoudite, Qamar a été tuée par ses frères pour avoir ouvert un compte Snapchat. Au Maroc, Hanae s’est retrouvée au coeur d’une sordide divulgation à caractère pornographique, du revenge porn.

Parce qu’elle avait publié des photos de son visage sur son compte Snapchat, Qamar, Saoudienne de 26 ans, a été assassinée le 19 janvier dans la ville d’Al- Kharj. Les auteurs de ce crime d’honneur ? Vraisemblablement ses propres frères qui l’ont enterrée dans le désert. C’est sa soeur Manal qui a lancé un tweet alertant de sa disparition, demandant de l’aide, tout en accusant ses deux frères. Quelques jours plus tard, elle a posté une vidéo poignante de sa mère hurlant de douleur après la découverte du corps de sa défunte fille. Elle y exhortait le prince héritier Mohammed Ben Salman à lui rendre justice. Puis, soudainement, Manal a disparu de Twitter, expliquant seulement que l’affaire était à présent entre les mains de la justice. Les militants locaux pensent que les autorités ont confisqué son téléphone et qu’elle a été réduite au silence.

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Briser le silence : un acte de bravoure

En Arabie saoudite, de tels crimes d’honneur sont quotidiens selon Lina al-Hathloul, une militante dont la soeur est sortie des geôles saoudiennes en février après une captivité de 1 001 jours. Ils sont généralement commis par les frères, car il leur est plus facile d’échapper à un verdict sévère lorsque le chef de famille (le père et tuteur de la victime) les “amnistie” en vertu du concept de “pardon du gardien du sang”.

Mais l’affaire de Qamar est inédite : “Son assassinat a été dénoncé par sa soeur et sa mère, qui ont ouvertement cherché de l’aide sur les réseaux sociaux, alors que dans la plupart des cas, la famille camoufle la disparition ; ce qui n’est pas particulièrement compliqué dans une société conservatrice où les femmes n’ont pas d’interactions sociales en dehors du cercle familial”, souligne Hala Aldosari, éminente militante saoudienne. La priorité est d’éviter la stigmatisation qui pourrait pousser les maris à répudier leurs épouses car issues d’une famille dont l’honneur aurait été mis à mal par la victime”, poursuit-elle.

Que la soeur et la mère de Qamar aient osé briser ce silence est donc un acte de bravoure aux vues des circonstances. Que risquent-elles ? Selon Hala Aldosari, Manal pourrait très bien “subir le même destin funeste que sa soeur ou être châtiée pour avoir dénoncé le meurtre commis par ses frères. Elle peut aussi être poursuivie au titre de l’article 6 de la loi sur la cybercriminalité pour avoir utilisé internet en vue d’inciter à la dissension sociale et de nuire à la réputation de l’Etat. Des accusations passibles de peines laissées à la discrétion du juge”.

Hala Aldosari
Crédit photo Ann Lang Mun Co

Quelques mois plus tôt, en juillet, en Egypte, berceau de la chanson arabe et de la danse orientale, en l’espace d’une semaine, six influenceuses ont été condamnées à des peines de prison de deux ans pour avoir posté des vidéos sur la plateforme tendance, Tik Tok. “Atteinte aux bonnes moeurs” et autres “incitations à la débauche”, voilà ce que le parquet reproche à des jeunes femmes qui se sont contentes de publier des vidéos où on les voit chanter en playback et danser sur des airs populaires. Un contenu qui ne détonne guère avec celui posté par les millions d’utilisateurs de ce réseau.

Revenge Porn
Deux ans de prison également pour la tiktokeuse Mowada Al-Adham. Comme Haneen Hossam et trois autres jeunes femmes, elle est accusée d’avoir publié des vidéos jugées “indécentes” (Photo Khaled DESOUKI / AFP)

Ces influenceuses qui dérangent

Haneen Hossam, l’une d’entre elles, avait été arrêtée en avril pour avoir suggéré à ses abonnées qu’elles pouvaient elles aussi gagner de l’argent en postant des vidéos sur TikTok. Des propos que le juge a interprétés comme une incitation à… la prostitution. Elle a aussi été accusée de “traite d’êtres humains” pour avoir fait figurer deux mineurs dans l’une de ses vidéos réalisées dans le cadre d’une collecte de fonds pour un hôpital d’enfants malades du cancer. Ce dernier chef d’accusation sera (provisoirement) abandonné…

La militante féministe égyptienne Mona Eltahawy en est convaincue : “Si le régime d’Abdel Fattah Al Sissi s’attaque à ces femmes, c’est parce qu’elles ont le pouvoir d’influencer.” Agée de 22 ans, Mawada Eladhm, l’une des tiktokeuses qui a été arrêtée en mai est suivie par plus de 3 millions d’abonnés. La militante Shahinaz Abdel Salam partage cet avis. “Avec la promulgation, en août 2018, de la loi sur la cybercriminalité, qui stipule que toute personne publiant des contenus sur internet pouvant porter atteinte aux valeurs familiales risque des peines de prison ou des amendes atteignant près de 5 000 euros, l’Etat a créé de nouveaux crimes dont la définition reste floue. Ce qui permet aux autorités d’arrêter qui ils veulent”, dénonce cette Egyptienne aujourd’hui exilée en France, et qui a participé à la révolution place Tahrir.

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“Une histoire de rapport de force”

Selon elle, l’acharnement sur les influenceuses qui jouissent d’une certaine notoriété prouve la misogynie de la société égyptienne, qui n’aime pas voir des jeunes filles afficher assurance et indépendance financière. “C’est une histoire de rapport de force. Il faut contrôler les femmes et leur corps. Les hommes qui dansent sur Tik Tok ne sont nullement inquiétés, eux. Alors que celles qui osent se montrer et qui échappent au contrôle masculin dérangent. Elles sont chassées, poursuivies et jetées en prison. On en est là, car sur les réseaux sociaux, prévaut un véritable discours de haine des femmes. Si elles ont été arrêtées par la police, c’est sur dénonciation de jeunes youtubeurs misogynes qui prolifèrent”, s’insurge Shahinaz Abdel Salam.

Haneen Hossam et Mawada al-Adham ont été acquittées par la cour d’appel du Caire le 12 janvier de leur peine de deux ans, mais leur détention a tout de même été prolongée. Elles ne sont plus accusées d’atteinte aux “bonnes moeurs” mais de “traites d’êtres humains”. L’Egypte n’est pas le seul pays où il ne fait pas bon être à la tête d’une importante communauté en ligne. En 2018, quatre influenceuses irakiennes ont disparu dans des circonstances qui restent mystérieuses.

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Mona ElTahawy :  » Si le régime égyptien s’attaque aux tiktokeuses, c’est parce qu’elles ont le pouvoir d’influencer »
Archives personnelles de Mona Eltahawy

Au Maroc, où les femmes sont libres de s’exprimer sur les réseaux sociaux, elles n’échappent pas pour autant à une forme de harcèlement, comme l’atteste “l’affaire Moulat El Khimar”, qui a défrayé la chronique ces derniers mois. Fin décembre, une vidéo montrant un couple en plein ébat devient virale. Elle est visionnée à la fois sur des sites et transférée via messagerie. Si l’homme, un Marocain résidant aux Pays-Bas, vraisemblablement l’auteur de ces images et à l’origine de cette publication, n’est guère inquiété, Hanaa, la jeune femme, elle, a été condamnée à un mois de prison et une amende de 500 dirhams (46 euros) après la saisie du dossier par le parquet.

Cette mère célibataire de 24 ans est victime de ce qui est communément appelé “revenge porn”, une pratique illégale consistant à publier des images à caractère sexuel d’une personne, sans son consentement, et  dans le but de lui nuire. “Ce phénomène n’est pas nouveau au Maroc mais il aurait explosé en période de confinement du fait de l’oisiveté”, souligne Lamya Ben Malek. Cette étudiante et créatrice de contenu de sensibilisation rappelle que ce délit tombe sous le coup de l’article 447-2 du Code pénal qui “punit d’un emprisonnement d’un an à trois ans et d’une amende de 2 000 à 20 000 dirhams, quiconque procède, par tout moyen, y compris les systèmes informatiques, à la diffusion ou à la distribution d’un montage composé de paroles ou de photographie d’une personne, sans son consentement”.

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Un statut de victime à conquérir

La porno divulgation a pris une telle ampleur en temps de pandémie (et en plein ramadan) qu’en mai 2020, le mouvement Diha F’rassek (en français “Mêle toi de ce qui te regarde”) est créé pour lutter contre le “revenge porn” et pour venir en aide à celles (et ceux) qui font l’objet d’un chantage à la sextape (lire l’encadré page ci-contre).

Hanaa a aujourd’hui purgé sa peine, mais… elle n’est pas sortie de prison : “Elle vit cloîtrée chez elle car elle fait l’objet d’insultes de la part de ses voisins. Elle dit ne même pas pouvoir passer sa tête par la fenêtre. Ses enfants ont eu droit au même traitement et ont même dû renoncer un moment à aller à l’école où on les injuriait”, détaille Ghizlane Mamouni, membre du collectif 490 et avocate en charge de la plainte déposée aux Pays-Bas.

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Message de soutien à Hanaa, jeune femme marocaine victime de “revenge porn”, sur les murs de Paris. (AFP)

Hanaa n’est ni la première ni la dernière marocaine à se retrouver au coeur d’une affaire de “revenge porn”. Mais si les militants, et notamment le Collectif 490 (lancé en 2019 avec le manifeste des hors de la loi), ont médiatisé son cas, c’est parce qu’elle cristallise toutes les violences que subissent les femmes aujourd’hui.

“Elle a été abandonnée à sa naissance dans un orphelinat, probablement parce qu’elle est née hors mariage. A 13 ans, elle a été victime d’un viol avec séquestration. Enceinte de son agresseur et l’avortement n’étant pas une option, elle devient mère à 14 ans. Elle a donc un enfant à charge mais ne reçoit aucune aide de l’Etat et affronte toutes les difficultés des mères célibataires. Pour le nourrir, elle est contrainte de se prostituer et fait donc l’objet d’une exploitation sexuelle. Elle retombe enceinte ce qui lui complique davantage la vie. Et, pour finir, à 24 ans, un de ses clients profite de sa vulnérabilité et la filme et diffuse ses images. La voilà donc aujourd’hui victime de cyberviolence sexiste”, résume Ghizlane Mamouni.

Via ce cas emblématique, le Collectif 490 et ses sympathisants espèrent voir abrogé l’article 490, qui interdit toute relation sexuelle en dehors du mariage et au titre duquel Hanaa a été condamnée. Ils souhaitent aussi obtenir son acquittement et la reconnaissance de son statut de victime. “Cette affaire tombe à pic juste avant les élections législatives et nous aimerions que les partis se prononcent sur cette question. Après tout, l’équivalent de notre article 490 a été amendé aux Emirats Arabes Unis, alors pourquoi pas au Maroc ?”

Une dépossession du corps et de l’image

Hanaa, dont les images circulent à son insu et sans son consentement, tout comme les tiktokeuses égyptiennes à qui l’on reproche d’avoir posté des vidéos d’elles-mêmes, sont victimes, à différents degrés, d’une forme de dépossession de leur corps et de leur image. Qamar, elle, a été spoliée de sa vie pour avoir simplement osé montrer son visage. Autant d’affaires qui prouvent que sur le Net non plus, toutes les femmes ne peuvent pas dire “mon corps m’appartient”.

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Diha F’Rassek : Au secours des victimes du revenge porn

Houda, Sofia et Si Mohammed, trois amis actifs sur les réseaux sociaux ont décidé de réagir face à l’ampleur des témoignages d’adolescentes de 14-15 ans qu’ils recevaient en plein confinement au printemps dernier. En mai 2020, ils créent le mouvement Diha F’rassek pour aider des jeunes au bord du suicide car leur photo et numéro de téléphone ont été divulgués sur le Net. Parfois, le harceleur réalise un photomontage en collant un visage à un autre corps dans une posture à caractère pornographique (revenge porn). Les personnes subissant un chantage à la sextape craignent de porter plainte de peur d’être poursuivies ou blâmées. Au final, elles sont doublement victimes : du délit et de la société.