Culture. Ridha Dhib : dans les pas des réfugiés
Ridha Dhib, artiste d’origine tunisienne, a décidé de se lancer dans une grande marche d’environ 4 600 km entre Paris et Mardin, ville turque où de nombreux Syriens sont réfugiés. Alors que la guerre en Ukraine pousse de nombreuses personnes à choisir l’exil, lui, a décidé de parcourir la route des Balkans empruntée par les réfugiés dans leur périple vers l’Europe. Il a déjà fait plus de 3 000 km et traversé 10 pays. Nous étions avec lui lors de son départ à Paris.
Quatre mille deux cents kilomètres, c’est la distance qu’entend parcourir à pied Ridha Dhib. Ce mardi 15 mars, c’est sous un crachin et un ciel couleur sépia, dû au sable du Sahara charrié par les vents, qu’il entame à 7 h du matin cette longue marche. Elle débute porte de Bagnolet, à Paris, et se terminera à Mardin, magnifique cité turque de Mésopotamie située à moins de 50 km de la Syrie.
Sur son dos, il porte un sac de 15 kg contenant trois litres d’eau, une pharmacie de voyage, un ordinateur portable, une tente et un matelas de 600 g. En main, il tient un bâton en bois de châtaignier, “pour soulager mes muscles et dissuader les chiens”, m’explique-t-il alors que nous nous apprêtons à laisser la capitale derrière nous pour mettre le cap sur les bucoliques bords de Marne.
Marcheur solitaire, Ridha Dhib a accepté qu’on l’accompagne sur une portion de la première étape de ce périple de cinq mois. S’il a planifié de commencer Ex-tracés, le titre de cette performance, ce jour-là, ce n’est pas par hasard. La date correspond au début de la révolution syrienne et de la guerre qui s’en est suivie, obligeant près de 13 millions de personnes à quitter leur pays.
En prenant la route des Balkans, l’artiste compte “parcourir le chemin inverse” de ceux qui fuient les bombes, et écrire, tout le long de ce parcours, l’intégralité de la convention de Genève relative aux réfugiés. Son itinéraire, découpé en 140 étapes, implique de réaliser en moyenne une trentaine de kilomètres quotidiens. Grâce à une application de collecte de fonds, chaque pas est converti en don au profit d’une association caritative
La fragilité d’un texte inscrit dans le marbre
“Chaque jour, du bout de l’index, j’inscrirai en braille un extrait de la convention de Genève relative au statut des réfugiés, dans un mètre carré de terre du territoire traversé”, précise-t-il. En laissant une trace forcément éphémère, l’artiste entend souligner la fragilité et la précarité du texte supposé gravé dans le marbre, mais aussi la vulnérabilité de ceux que la guerre oblige à partir. “A chaque fois, je documenterai l’inscription en la prenant en photo, en la géolocalisant et en la référençant parfois sur Google Maps.”
A l’issue de cette performance financée entre autres par le ministère de la Culture et dont le prix de revient est de “2 euros le kilomètre”, la restitution idéale pour Ridha Dhib consisterait à exposer une mosaïque constituée des photos de ces 140 morceaux de terre. Il envisage également d’en faire un livre augmenté.
Formé à l’Ecole des Beaux-Arts de Toulon, ce plasticien a depuis longtemps remisé peinture et pinceaux pour ne plus réaliser que des performances, dont les principaux outils sont son corps et son smartphone. En 2019, il a relié son studio parisien à Sousse, en Tunisie, où il a vu le jour en 1966, soit 3 400 km. En 2014, ses pas l’ont mené sur le chemin de Compostelle, et lors du récent confinement de 2020, il a dessiné une rosace dans le périmètre du modeste kilomètre qui était alors autorisé.
L’habitant du chemin
Quand on lui demande pourquoi il marche, Ridha Dhib hésite avant de répondre. “Parce que ça me met en joie… Tout a commencé en 2008, quand j’ai arrêté de fumer deux paquets par jour. La marche est entrée dans ma vie”, confie-t-il avant de poursuivre : “Sur les chemins, les rencontres sont plus courtes mais intenses. Le masque social tombe.”
Lors d’une précédente performance en direction de son pays natal via l’Italie, il lui est même arrivé d’être accueilli par “des personnes qui, en temps normal, sont des fachos”. “Quand je leur ai annoncé que je me rendais en Tunisie, ils m’ont dit : ‘Attention là-bas, il y a des Arabes’.” Heureusement, “le chemin ouvre des parenthèses dans la paranoïa. Ils avaient oublié ou ne voyaient plus mon appartenance. Pour eux, j’étais tout simplement l’habitant du chemin.”
Sur un même tracé, poursuit-il, il y a la marche forcée nécessaire pour fuir la guerre et la marche libre et joyeuse. En Italie, il a croisé beaucoup de réfugiés qui marchaient dans le sens inverse au sien. C’est là qu’a germé l’idée d’Ex-tracés. “La plupart d’entre eux erraient. J’ai bien vu que l’accueil qui m’était réservé n’était pas le même. Selon le sens du chemin, on n’est pas perçu de la même façon. Ce n’est pas qu’une couleur de peau, mais d’habitus, c’est-à-dire une manière d’être, de se vêtir, de se comporter. J’étais perçu comme un ‘gars du chemin’ qui n’est ni une menace sécuritaire ni économique, mais une personne qui habite le chemin et qui passe.”
A contre-courant pour inverser le regard
A Lagny-sur-Marne, coquette bourgade médiévale sise en bord de Marne, où prend fin sa première étape, c’est un accueil chaleureux que lui réservent les bénévoles de l’association Une Terre pour tous.
Audrey, psychanalyste de son état et bénévole au sein de cette structure qui propose cours de langues et aide aux démarches administratives, a pris son après-midi pour préparer le dîner organisé à cette occasion et faire rencontrer à Ridha Dhib des membres de l’association, mais aussi quelques réfugiés résidant dans cette commune.
“Nous sommes honorés qu’il ait choisi Lagny comme première étape de son long voyage. Nous avons longtemps réfléchi à l’endroit où il pourrait graver l’extrait de la convention de Genève. Finalement, nous lui avons proposé de le faire dans le jardin de Mix’City Lagny, un centre socio-culturel”, s’enthousiasme cette jeune femme qui se dit scandalisée par le traitement qui diffère selon le pays de provenance.
“Cela faisait des années qu’on se battait pour qu’une famille afghane puisse être logée en vain et voilà qu’avec la guerre en Ukraine, on apprend qu’un certain nombre d’appartements vont être mis à disposition. Je me réjouis pour les Ukrainiens qui vont pouvoir en profiter, mais ça me désole pour les autres”, précise-t-elle.
Le lendemain, en quittant Lagny, Ridha Dhib dit avoir trouvé “bien plus qu’une association d’accueil et d’insertion” : “C’est une grande famille qui fait un travail formidable.” Que sa (dé)marche à contre-courant puisse contribuer à inverser le regard de ceux qui trient les réfugiés selon leur couleur de peau, voilà le souhait utopique qu’inspire la performance Ex-tracés. Sa devise, d’ailleurs, pourrait être “liberté, hospitalité, générosité” !
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