Pierre Spielewoy : « Vivre la Rencontre est comme une déambulation dans le Bazar de Fès »
Toutes les couleurs de la Terre, édité aux Editions Tana, est un livre profond et passionnant sur la nécessité de rétablir une écologie relationnelle. Dans ce livre, les auteurs Pierre Spielewoy et Damien Deville démontent pièce par pièce les effets néfastes de l’uniformisation du monde, et plaident en faveur d’une réhabilitation de la diversité des mondes humains comme non-humains.
D’après eux, cette diversité est la clef fondamentale pour dépasser l’ensemble des crises que nous vivons aujourd’hui. Entretien avec l’un des deux auteurs Pierre Spielewoy, doctorant et chercheur en anthropologie du droit, engagé dans diverses associations qui œuvrent pour la valorisation de la diversité, notamment l’association Ayya dont il est le co-président.
LCDL : Pourquoi avoir écrit ce livre ?
Pierre Spielewoy : Tout part d’un constat : avec Damien Deville, mon co-auteur, nous sommes issus d’une génération, la génération des années 1990, qui n’avons jamais été autant connectés à la diversité humaine comme non-humaine, mais également qui avons assisté à sa destruction massive. Ce livre est d’abord un témoignage sur ce que nous avons observé de cette période à travers nos expériences de vie subjective : témoignage de la force de l’entreprise de destruction, mais également de la beauté de la diversité que nous avons rencontrée à maintes reprises, qu’il nous faut protéger de cette destruction !
D’où vient cette destruction ?
Cette destruction est issue selon nous de deux mouvements profonds : une profonde déconnexion sensible au reste du vivant – nous nous concevons en tant qu’espèce en dehors du cycle de vie des autres vivants non-humains, en tant que culture par opposition à la nature pour reprendre des termes du livre -, et la domination d’une idéologie, le capitalisme, qui nous a entraîné vers des pratiques prédatrices du vivant d’une violence inouïe. Parler de cette dualité entre nature et culture est une première étape indispensable pour ensuite renouer les liens entre nature et culture, entre non-humains et humains. L’écologie relationnelle que nous déployons avec Damien Deville dans le livre se donne cette mission.
En quoi la dualité entre nature et culture peut-être elle dangereuse ?
Elle peut avoir des conséquences particulièrement graves : par exemple, créer un parc naturel sur une zone où des populations humaines habitent depuis des millénaires, et donc les délocaliser, peut détruire un mode de vie et détruire des pratiques de coexistence entre humains et non-humains. Avec cette dualité, nous avons perdu la capacité à voir le non-humain – qui comprend les animaux, les végétaux, les minéraux, les symboles, les esprits, bref tout ce qui nous entoure et qui n’est pas humain – comme étant sources de création du monde. Pourtant l’humain est profondément dépendant du non-humain : nous avons besoin de bactéries pour vivre et pour digérer, nous avons besoin de l’oxygène produits notamment par les planctons, ou les arbres pour pouvoir respirer. Au-delà de ça le non-humain participe à la construction des paysages, des territoires : nous ne sommes finalement que des co-constructeurs, des associés. Nous pouvons tous identifier assez facilement un non-humain comme étant au fondement de nos manières d’être et de vivre. Nous mettons cela en perspective avec d’autres façons de voir le monde, qu’ont notamment des peuples en Afrique et en Amérique Sud, qui ne font pas cette distinction entre nature et culture.
Division entre nature et culture, et capitalisme… Sont-ce là les causes de « l’uniformisation du monde » dont vous parlez dans votre livre ?
Oui. C’est-à-dire que l’on assiste à la reproduction partout dans le monde des mêmes pratiques paysagères, agricoles, urbaines, culturelles, bien souvent destructrices de la diversité du vivant. Au lieu de valoriser des pratiques ancestrales, des liens développés depuis de longues années entre humains et entre non-humains, cette « écologie-monde » comme nous l’avons appelée, a tendance à préférer plaquer des cadres internationaux tout fait sur des territoires qui sont profondément dissemblant à la base. Nous pensons que pour surmonter cette uniformisation, il nous faut changer de logiciel de pensée et mettre la question du lien au premier plan de toute réflexion politique. Mais nous ne souhaitons pas la production d’une uniformisation par une autre. C’est pourquoi tout le livre est pensé non pas pour déboucher sur une solution clef en main, mais comme l’identification d’un chemin possible, qui a vocation à être approprié et adapté par chacun en fonction de ses réalités propres.
Vous avez vécu au Maroc… Qu’avez-vous pu observer ?
J’ai eu l’occasion d’aller vivre au Maroc pendant 5 mois en 2015, lors d’un précédent travail de recherche. A l’époque je m’intéressais déjà aux trajectoires de l’uniformisation à travers notamment l’étude de la construction du droit de propriété. Une des hypothèses de mon travail était que la façon de voir et de définir la propriété foncière avait une grande influence sur les pratiques effectives de la terre, et donc le respect de la biodiversité. J’avais pu y observer combien au Maroc, les points de vue sur la propriété de la terre étaient nombreux et pluriels, avec des différences assez significatives notamment entre le Nord ou le Sud du pays. Pourtant, le droit de propriété tel qu’il est inscrit dans la législation marocaine n’est pas représentatif de cette diversité alors même que ces différentes manières de concevoir la propriété constituent une source d’innovation institutionnelle incroyablement riche. Il y a donc ici un élément problématique typique de ce que l’écologie relationnelle propose de résoudre : comment faire vivre un pluriel jusque dans nos institutions ?
Comment, selon vous, lutter contre cette uniformisation du monde et combattre la destruction écologique, sociale et culturelle que nous pouvons ressentir aujourd’hui ?
Notre intuition forte est que la solution se trouve dans les liens. Rebâtir des liens entre humain et non-humain, entre villes et campagnes, entre Nord et Sud, entre « modernité » et « traditions », entre « connaissances » et « savoirs » est nécessaire pour surmonter les crises que nous traversions. L’écologie relationnelle, concept clef du livre, est une voie pour cela : remettre les liens au cœur de nos vies et ouvrir des chemins d’émancipation individuels et collectifs nouveaux. Ces liens se construisent au quotidien, et nous proposons des outils pour les cultiver : la Rencontre en est un.
Nous utilisons à ce sujet une métaphore dans le livre qui fera plaisir aux lecteurs du Courrier de l’Atlas. Pour nous, vivre la Rencontre est semblable à une déambulation dans le Bazar de Fès : la richesse des odeurs, des couleurs, des sonorités sont représentatives de toutes les nuances à saisir au cœur d’une Rencontre qu’elle soit avec un humain ou non-humain. Savoir saisir toutes ces nuances, c’est se mettre en position de respecter l’intérêt fondamental de l’Autre, et donc de pouvoir coexister avec lui. C’est tout l’enjeu ! Nous pouvons vivre ensemble, humains et non-humains, mais uniquement si nous faisons cette démarche préalable là. Et vivre ensemble signifie ensuite s’ouvrir à de multiples possibilités de créations, de co-constructions, d’innovations. Ce qui nous manque réellement aujourd’hui, c’est cela ! Nous sommes bridés sur le plan de la pensée et de l’action tels des chevaux avec des ornières, car nous ne savons regarder cette diversité qui vit autour de nous. Quel dommage !
Pensez-vous que la crise sanitaire du Covid-19 actuelle peut aboutir à un changement structurel dans la manière dont nos dirigeants gèrent le monde ?
Il est triste de se dire que nous avons besoin d’une crise sanitaire de cette ampleur pour nous remettre en question. La remise en question devrait être une constante de la construction de notre action politique. Nous savons déjà, et ce à un niveau planétaire depuis plus de 50 ans (le premier sommet de la terre à Stockholm a eu lieu en 1972) qu’un changement structurel est nécessaire. Cela est répété depuis, à l’envie, par une pluralité d’acteurs, par des scientifiques également. Qu’attendons-nous pour le faire ? Peut-être est-ce parce que nous étions bloqués par des cheminements de pensée et d’action mortifères, tels que ceux que nous décrivons dans le livre, qui causent ces processus d’uniformisation. Un des points positifs de la crise du Covid-19 sera peut-être de montrer à grande échelle à quel point nous sommes tous interdépendants les uns des autres, et participer en ce sens à la fin de l’illusion de la stricte séparation entre nature et culture, et de la toute-puissance technologique des humains. Il est plus que temps de s’orienter sur un nouveau chemin !