La cité de Tunis consacre la poésie
Unanimement saluée pour ses avancées depuis 2011, la liberté d’expression n’est cependant pas l’unique acquis de l’ère post-révolution en Tunisie. La culture et les arts sont aussi en plein essor ces dernières années. A l’heure du tout numérique, l’ambitieuse première édition des JPC se propose, sans complexes, de redonner ses lettres de noblesse à la poésie arabe et internationale.
Les Tunisois connaissaient déjà les Journées cinématographiques de Carthage (JCC) ainsi que les Journées théâtrales de Carthage (JTC), deux véritables institutions qui bénéficient d’une solide réputation depuis quelques décennies. Mais en ce printemps 2018, Tunis revêtait ses ornements de capitale culturelle du monde arabe en vibrant cette fois au rythme des Journées poétiques de Carthage. Et au regard des moyens déployés, cet art que l’on pensait en perte de vitesse, faute de renouvellement générationnel des lecteurs, avait l’air de tout sauf d’un sous-genre de la littérature. C’est que le ministre de la Culture, le musicologue Mohamed Zine El Abidine, à ce poste depuis août 2016, a voulu et obtenu les moyens nécessaires à la mise en place de sa politique culturelle.
C’est en effet dans l’enceinte de l’imposante Cité de la culture, fraîchement inaugurée, que se sont tenues les JPC, signe de l’importance accordée à l’évènement. Les lieux : un immense complexe culturel de neuf hectares, le plus grand de la région Mena (Middle East and North Africa, ndlr), situé au cœur de Tunis, à l’emplacement de l’ancienne Foire internationale sur l’avenue Mohammed-V, et dont les travaux pharaoniques avaient été entamés dès 2003 sous le règne de Ben Ali. En accueillant des JPC qui ont attiré la curiosité des foules, cet édifice censé être, à l’origine, à la gloire de l’ancien régime semble finalement s’être trouvé une identité.
“Ce qui m’a frappé d’emblée c’est que le festival a progressivement fait salle comble durant les premières quarante-huit heures. C’est réjouissant de voir une telle demande, la preuve que la poésie, même versifiée, a bel et bien son public de connaisseurs mais aussi de novices simplement amoureux de la vie”, confie Chirine Âdaoui, excentrique poétesse égyptienne, en écho au slogan de ces JPC qui se veut éminemment festif : “Célébrons la poésie, célébrons la vie !”
Un bilan plutôt flatteur
Malgré les incontournables critiques inhérentes à toute première édition, le comité de direction peut se prévaloir d’un volet organisationnel impressionnant : pas moins de quatorze nationalités représentées par des poètes venus d’Algérie, du Maroc, de Mauritanie, d’Egypte, du Liban, des Emirats arabes unis, de la Jordanie, d’Arabie saoudite, d’Irak, de Syrie, de Turquie, de France, d’Espagne et de Colombie, en plus des poètes locaux. Au-delà de ce brassage des cultures et des genres, ces JPC sont également conçues comme un rendez-vous académique, avec une pléthore de problématiques contemporaines, discutées au sein d’ateliers par une trentaine d’universitaires et spécialistes, notamment autour de la question des méthodes de traduction de la poésie. Sept cents personnes ont assisté à la cérémonie de remise des prix lors de laquelle furent consacrés les poètes tunisiens Moncef Ouhaibi et Youssef Rzouga, en présence du ministre palestinien de la Culture. La clôture de l’évènement fut confiée au jeune acteur et slameur Majd Mastoura. A seulement 26 ans, ce natif de Bizerte, remportait l’Ours d’argent du meilleur acteur à la Berlinale de 2016 pour son interprétation du rôle-titre de Hedi, un vent de liberté (Nhebek Hédi), réalisé par Mohamed Ben Attia. Lorsque nous nous entretenons pour la première fois avec lui, il est encore à Paris où il réside depuis peu : “Depuis plusieurs semaines je ne vis que pour la réussite de cet événement !” frémit-il.
Dépoussiérer par le slam
Au terme de dix jours d’alternance de poésie classique et moderne, changement radical de registre : c’est le slam qui était cette fois à l’honneur, loin d’être célébré tel un art mineur. L’acteur et poète Majd Mastoura a triomphé avec le spectacle Moi plusieurs, en galvanisant une “salle des jeunes créateurs” qui affichait complet.
Dans la plus pure tradition de l’art de rue hybride, alliant slam, déclamation poétique, et tableaux chorégraphiés servis par une audacieuse mise en scène théâtrale, les quatre jeunes artistes Majd Mastoura, Souha Bakhta, Lilia Ben Romdhane et Hamdi Mejdoub, ont clos les festivités en apothéose.
Un spectacle surprenant d’audace, qui a assurément rompu avec l’atmosphère compassée de la cérémonie de remise des prix et de l’hommage aux anciens. Laissant comme dernière impression le sentiment que les enfants de la révolution se sont finalement approprié les lieux d’une Cité de la culture qui ne leur était initialement pas destinée.
Jamila Mejri
"On ne pouvait pas accueillir tous les poétes"
Certains critiques littéraires vous ont adressé des reproches quant à ce qu’ils considèrent comme l’exclusion de nombreux poètes tunisiens connus. Qu’en est-il de ces omissions ?
Il est évident que nous avons dû procéder à des choix. Cette édition des JPC ne pouvait pas accueillir tous les poètes de la place, mais je peux vous assurer qu’il n’y a eu aucune volonté d’exclusion de notre côté. Faire la part belle aux poètes des pays arabes voisins est un choix assumé et en accord par ailleurs avec les traditions d’hospitalité des Tunisiens.
La veuve du poète et ancien opposant Sghaïer Ouled Ahmed se plaint d’une récupération du nom de son mari par le ministère de tutelle. Ce grief est-il fondé ?
Nous avons décidé de rendre hommage à Sghaïer Ouled Ahmed qui est une figure nationale appartenant à tous les Tunisiens. Je ne comprends donc pas la position de son épouse, d’autant que Ouled Ahmed était un ami de longue date pour qui j’avais la plus grande estime.