Rachida Brakni : “Les pères ou les frères sont absents des parloirs”
Interview de Rachida Brakni. La comédienne, qui mène une flamboyante carrière au théâtre et au cinéma, ajoute une nouvelle corde à son arc en réalisant son premier film. Avec “De sas en sas”, elle plonge dans un univers inédit : les visites que les femmes rendent à un proche emprisonné.
Le film part d’une expérience personnelle. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce projet?
Lorsque j’étais jeune, j’ai visité quelqu’un en prison, à Fleury-Mérogis, pendant quelques mois. Au bout de la deuxième ou troisième visite, j’ai été interpellée, fascinée, même, par ce lieu à différents titres. Déjà, on se retrouve soi-même dans une forme d’enfermement et puis, quoi qu’on en dise, la prison reste l’un des derniers lieux de mixité sociale. Je rencontrais des femmes de toutes origines, de toutes catégories sociales, des femmes qui venaient de province… Et, curieusement, il n’y avait que des femmes qui venaient. Pourquoi aucun homme ? Je n’ai pas la réponse, je ne suis pas sociologue, mais c’était frappant de voir à quel point les pères ou les frères étaient absents. Et, dans le même temps, ce groupe de femmes était aussi confronté à un personnel de l’administration pénitentiaire quasi exclusivement masculin. C’était un sujet jamais abordé au cinéma. Cela fait plus de dix ans qu’il me trottait dans la tête. A un moment donné, je me suis dit que j’avais peut-être désormais la maturité pour pouvoir le faire.
Comment passe-t-on du statut de comédienne à celui de réalisatrice ?
Pour être honnête, sans aucune difficulté. En travaillant avec différents metteurs en scène, en tant que comédienne, on finit par repérer ce qui nous parle, quelles sont les méthodes de travail qu’on pourrait s’approprier. Et, bien entendu, je savais par expérience comment parler à mes actrices. Enfin, pour la partie plus technique, je me suis bien entourée. J’ai beaucoup travaillé en amont avec la directrice photo en parlant en termes de références iconographiques. J’ai surtout découvert le montage, une étape à laquelle je n’ai jamais été confrontée et que j’ai adorée.
Où situez-vous la part de réalisme et d’imaginaire ?
A un moment dans le film, il y a une scène où l’on entend sans les voir les prisonniers se rebeller. J’ai puisé cela dans mes souvenirs. Je me suis inspirée d’un épisode que j’ai vécu lors de la canicule de 2003, durant laquelle il s’était produit un début de mutinerie à Fleury-Mérogis à cause de la chaleur insupportable. Tous les personnages présents dans le film sont inspirés de mes rencontres de l’époque et aussi de la préparation du film. Ensuite, forcément, on introduit de la dramaturgie, des rapports de force entre les personnages. En effet, sur un tel sujet, on pense tout de suite à un film social, un documentaire de fiction. Mais pour moi, il n’y a là rien d’antinomique. Ce n’est pas parce qu’on fait un film avec des influences de docu-fiction qu’on ne doit pas y injecter du cinéma dans l’écriture, la façon de filmer, le choix des costumes, des codes couleur des décors… Pour le dire trivialement, ce n’est pas parce qu’on fait un film ancré dans une certaine réalité qu’il doit être moche.
On sent aussi l’inspiration du théâtre…
Oui, tout à fait. On trouve, comme au théâtre, les différentes unités de lieu et de temps. Et bien sûr l’idée de troupe. Cet aspect a été merveilleux pendant tout le tournage. J’avais demandé qu’on puisse déjeuner à midi et qu’à partir de 13 heures jusqu’à 19 heures on puisse travailler sans s’arrêter. On restait pour le coup dans une énergie tout du long. L’avantage du huis clos c’est que l’on a pu tourner dans l’ordre chronologique. Comme beaucoup des comédiennes étaient non-professionnelles, qu’elles devaient déjà se familiariser avec les codes, je ne voulais pas leur mettre des contraintes supplémentaires avec un tournage qui ne respecterait pas la continuité. Il y avait pour le coup une vraie solidarité de tournage amplifiée aussi par un budget et des délais de tournage serrés.
Y a-t-il aussi une forme d’engagement politique sur ce projet ?
On fait avec ce qu’on est. Au départ, je rêvais d’être avocate et, finalement, j’ai découvert le théâtre un peu par hasard en me disant que ça m’aiderait pour mes futures plaidoiries. Quand j’ai découvert les textes et que j’y ai vu leur dimension universelle, je me suis dit finalement qu’on pouvait aussi rendre compte d’un certain nombre de choses par ce biais-là. Je n’aime pas le mot de militantisme, mais je considère que c’est aussi le rôle d’un artiste d’être en prise directe avec la société, d’interroger, de questionner le monde, d’être un passeur… Pas dans une forme didactique, moralisatrice, mais juste de soulever, d’ouvrir des portes.
Ouvrir les portes de la prison en l’occurrence…
Il y a tellement de fantasmes autour de la prison ! Quand on entend, par exemple, des discours de politiques qui nous rabâchent les oreilles en nous expliquant qu’il faut construire plus de places. Si la prison était un lieu dans lequel on se reconstruit, ça se saurait. D’autre part, il faut arrêter avec le fantasme d’une prison peuplée de dangereux criminels, de pédophiles ou de je ne sais quoi. La majorité des gens n’y sont pas à leur place. Certains devraient plutôt être placés en hôpital psychiatrique pour y être soignés et, pour la plupart, ils ont commis des infractions mineures. Ce n’est pas un discours qu’on veut entendre. Et pourtant personne n’est à l’abri de cela. On peut tous avoir un fils, un frère, un amour, un ami, qui, à un moment bascule. On doit tous se sentir concernés par le sujet. Tant qu’on ne réfléchira pas à ce que la prison représente comme lieu, je pense qu’on ira de mal en pis.
Un huis clos sur l’enfermement
Les mois passent et se ressemblent, ou presque. Après le film 3 000 Nuits de Maï Masri, en janvier, sur une jeune femme prisonnière en Palestine, voici un film sur des femmes dans les couloirs qui mènent au parloir d’une prison. Un huis clos quasiment en temps réel, où le temps de la projection se confond avec l’attente que subissent les protagonistes. De la confrontation entre les femmes avec le personnel pénitentiaire aux disputes entre elles, en passant par les moments de flottement et d’angoisse, rien n’échappe à l’œil expert de Rachida Brakni, qui a elle-même vécu cette douloureuse expérience. Avec ce sentiment étrange et parfaitement rendu que l’emprisonnement concerne aussi ceux qui se rendent en prison le temps d’une visite ou qui y travaillent. D’autant plus fortement ici que les prisonniers sont relégués dans un hors-champ qui est aussi celui que leur assigne la société.
DE SAS EN SAS Un film français de Rachida Brakni. Avec Zita Hanrot et Samira Brahmia.
Durée : 1 h 22.
MAGAZINE FEVRIER 2017