Les Bienheureux : Générations sacrifiées

 Les Bienheureux : Générations sacrifiées

Pierre Aam – Liaison cinemathographique


MAGAZINE DECEMBRE 2017


Le premier long-métrage de Sofia Djama, primée en 2012 pour son court-métrage “Mollement, un samedi matin”, se penche sur le conflit des générations en Algérie, au sortir de la guerre civile. 


Lui est un gynécologue installé qui pratique toutefois des avortements clandestins. Elle est maître de conférences à l’université d’Alger. Amal et Samir, des bourgeois proches de la cinquantaine, s’apprêtent à ­fêter leur vingtième anniversaire de mariage. Tout semble aller pour le mieux, mais sous le vernis apparent de leur réussite sociale se cachent les échecs d’une génération qui n’a pas su faire évoluer la société. Une génération qui, à la fin des années 1980, avait tenté de mettre fin au régime du parti unique, et qui, trente plus tard, laisse en héritage à ses enfants une société meurtrie, divisée et sans avenir. C’est ainsi que Fahim, le fils du couple, ­préfère tuer le temps avec ses amis, et fuir son désœuvrement grâce à la drogue et à la religion.



Un mal de vivre collectif


La réalisatrice Sofia Djama dresse un constat amer de cette confrontation intergénérationnelle : celui d’une incompréhension mutuelle entre des parents militants de gauche, tendance laïque, et des jeunes à la philosophie moins identifiée, faite d’emprunts parcellaires aux discours dominants de la société de consommation et de la religion. Un constat qui met aussi en ­lumière que la seule chose en partage reste ce mal de vivre collectif. Et l’idée qu’on survit plus qu’on ne vit.


Amal ressasse ainsi son choix, qu’elle juge regrettable, de ne pas avoir quitté le pays dans les années 1990, transposant son désir d’exil sur son fils qui n’en a que faire. Feriel, une amie de Fahim, éprouve, elle, dans sa chair, la mort de sa mère tuée lors de la guerre civile. Dans ce contexte, la célébration des noces de ­porcelaine du couple tourne au règlement de comptes. Avec son titre ironique à double tranchant qui joue sur la situation sociale de la plupart de ses protagonistes, ce premier long-métrage de la réalisatrice Sofia Djama ne s’embarrasse pas de précautions d’usage.



Eblouissante Lyna Khoudri


Si le style est moins affirmé que chez Karim Moussaoui (En attendant les hirondelles), Tariq Teguia (Révolution Zendj) ou Narimane Mari Benamer (Loubia Hamra), le spleen tchékhovien des personnages est néanmoins très semblable. Un mélange de défaite, d’ennui et cette sensation que tout leur échappe dans un monde qui n’en finit pas de s’écrouler. Cette atmosphère de ­déliquescence, assez symptomatique de notre époque, est ici parfaitement rendue, en particulier parce que le choix est fait de dérouler l’action sur une journée et une nuit. Sorte de photogramme prélevé, un peu par hasard, sur la réalité du pays en 2017.


Saluons enfin la performance remarquable de Lyna Khoudri, récompensée en 2017 à la Mostra de Venise, et qui interprète la jeune Feriel. Un personnage d’autant plus fort qu’il est au plus proche du ressenti personnel de la réalisatrice, apportant, dans le contexte morose du scénario, une petite lueur d’espoir.