Le travail n’est pas la panacée
L’écrivain Mabrouck Rachedi pastiche l’actualité. Ce mois-ci, l’auteur de “Toutes les couleurs de mon drapeau” met en parallèle la montée de l’extrême droite et la perte de sens dans nos sociétés.
L’extrême droite a récolté 17,8 % des voix lors des législatives suédoises, soit 5 % de plus que lors du scrutin précédent. Si c’est en dessous des prévisions, difficile de se réjouir de voir le parti mal nommé des Démocrates de Suède poindre à la troisième place d’une élection nationale. La question se pose de savoir si, comme en Italie, au Danemark, en Norvège, au Pays-Bas, en Bulgarie, en Slovaquie, en Autriche, en Finlande, l’extrême droite intégrera une coalition gouvernementale. En dehors des urnes, en Allemagne, des slogans nazis ont été entendus à Köthen et à Chemnitz lors de manifestations anti-migrants. Ces exemples, parmi d’autres, illustrent la lame de fond xénophobe qui frappe non seulement l’Europe, mais aussi le monde entier.
Parmi les pays où l’extrême droite prospère, les situations sont contrastées. Certains sont d’anciens pays colonisateurs, d’autres non. Certains sont en crise économique, d’autres en plein-emploi. Certains ont une forte population d’immigrés ou issue de l’immigration, d’autres en ont peu. Il semblerait qu’il y ait d’autres mécanismes en jeu que la mémoire coloniale, la santé économique ou la présence migratoire et qu’ils soient propres à des systèmes, qui produisent un certain mal-être, à l’origine de la peur de l’autre.
Des métiers vides de sens
Ce mal-être existe au cœur du système, dans la création de richesse. En aval, le travail aliène. En amont, la distribution est inégale. La double peine s’abat sur les sans-emploi, exclus et sous pression. L’anthropologue David Graeber parle de “bullshit jobs”*, soit des “emplois à la con” dont l’utilité sociale est discutable et qui n’épanouissent pas les salariés. Au lieu de libérer le travailleur, la technologie a accéléré ce processus qui vide de sens un métier : le but était de répondre à un besoin en le transformant en emploi, lequel vise à créer de la valeur financière captée par une oligarchie. Les rapports en entreprise et les rapports sociaux en général sont régis par l’absurde. On souffre au travail pour pouvoir consommer des objets, dont la valeur est déterminée socialement plus que par un réel besoin. On achètera le vêtement ou le véhicule que tout le monde veut. Même dans ses choix, le citoyen-consommateur est aliéné.
La mise en place d’un Bonheur national brut
Il existe pourtant une réelle aspiration au changement. On n’a jamais publié autant de livres sur le développement personnel, organisé autant de conférences sur le bien-être en entreprise, produit autant de feel good movies… Mais au lieu d’inspirer le changement, ils fonctionnent comme une bulle d’air pour supporter le réel asphyxiant. Cela relève du même raisonnement que jouer au Loto : chacun sait qu’il est presque impossible de gagner, mais rêver de ce que l’on pourrait faire en cas de gain suffit. Le rêve aide à supporter et à détourner la réalité et la nécessité du changement.
Le Bhoutan a mis en place un Bonheur national brut (BNB), en plus du sacro-saint Produit intérieur brut (PIB), pour valoriser d’autres critères que les indicateurs macro-économiques. C’est un pas dans la bonne direction mais, outre l’effort des états, il nous revient de définir quels contours nous voulons donner à notre bonheur. La pyramide de Maslow hiérarchise les besoins humains en cinq étages : les besoins physiques, la sécurité, l’appartenance, l’estime, puis l’accomplissement de soi. Si nous ne savons pas comment nous accomplir individuellement et collectivement, nous verrons dans l’autre le malheur qui vient de nous-mêmes et l’étranger en sera le bouc émissaire tout désigné.
* Bullshit Jobs de David Graeber, éd. Les liens qui libèrent (mai 2018), 416 p., 25 €.