Le français aux Français ?

 Le français aux Français ?

Ce bijoutier du souk de Tunis arbore une enseigne en français. Une atteinte à “l’identité nationale” estime la maire de la ville (crédit photo : Norbert Scanella/Onlyworld.net/AFP)


Elue démocratiquement maire de Tunis le 3 juillet dernier, Souad Abderrahim est la première femme de l’histoire à occuper ce poste. Si son élection constitue une avancée certaine, sa récente décision de traduire en arabe toutes les enseignes françaises de la ville dénote. Ce n’est pas à l’autorité publique de s’immiscer dans le business des commerçants”


Chère Madame Abderrahim, maire de Tunis,


Pardonnez-moi. J’avais omis d’applaudir avec allégresse le jour de votre élection début juillet dernier. Vous n’imaginez pas le bonheur et la fierté que votre prouesse a soulevés en moi, en tous les amoureux de la Tunisie. Le “sexe faible” à la tête d’une capitale, c’était tout simplement inimaginable dans une région où le seul droit de conduire une voiture vous est chichement concédé. Beaucoup de mes amis ont regretté votre affiliation à Ennahdha, un parti issu des Frères musulmans égyptiens dont vous connaissez les dérives calamiteuses à travers le monde. Je ne partageais pas ces réserves. Votre formation, sous la direction de Rached Ghannouchi, a apporté la preuve ces dernières années de son attachement à l’Etat de droit et à la démocratie. Les arrière-pensées qu’on lui prête ne me troublent pas. On ne juge pas les politiques à leurs présumées intentions secrètes mais sur ce qu’ils disent, ce qu’ils font.


 


Mépris des dogmes démocratiques


Or, voilà que vous venez de prendre une mesure concrète aux antipodes du principe de liberté. En faisant voter par votre conseil municipal “l’obligation” de traduire en arabe les enseignes en langue française des commerces tunisois, vous révélez en acte votre mépris pour les dogmes démocratiques dont vous vous réclamez. Car voyons. Rien de plus approprié bien entendu que des enseignes en langue nationale. Mais les commerçants font ce que bon leur semble. Ils choisissent sans contrainte la langue et l’alphabet qui les arrangent. Nul n’a jamais exigé d’eux telle ou telle règle.


Ils n’appartiennent généralement pas aux services secrets basés à Paris. Leur motivation ne tient qu’à des raisons mercantiles. Ils affichent à leur devant­ure ­“Vêtements pour femmes”, en arabe, en français ou en anglais pour attirer le plus grand nombre de clientes. Or, 99,9 % des passantes sont arabophones. Ils donnent leur préférence au français ou au bilinguisme parce qu’ils n’ignorent pas que les Tunisiens sont aussi francophones. Pour des raisons qu’ils sont seuls à pressentir, ils estiment que le français se vendra mieux. Ils ont peut-être tort mais vous admettrez que c’est leur affaire. Ce n’est pas à l’autorité publique de s’immiscer dans leur business.


 


La langue arabe serait-elle menacée ?


Votre arrêté répond exactement à la définition de l’abus de pouvoir. Seules les dictatures en font usage. Il faut opter : vous êtes pour la démocratie séculière ou pour le despotisme religieux ? Vous venez de nous donner le signal le plus alarmant de ce que serait un gouvernement ou un président Ennahddha. Ce n’est pas ce qu’on pouvait attendre ni de vous, ni de votre formation. Je vous en conjure : abrogez ce décret, revenez à la raison.


Plus graves encore que le décret sont les justifications qui en ont été données. Vous chercheriez à sauvegarder “l’identité nationale”. La langue arabe serait-elle menacée ? Mettriez-vous en doute que tous les Tunisiens, je dis bien tous, possèdent l’arabe en langue maternelle ? Qu’il en fut ainsi même aux pires moments de la colonisation ? Que jamais, au grand jamais un péril n’a plané sur l’existence culturelle tunisienne ?


Le protectorat a effectivement introduit le français dans le pays. Il a formé une élite bilingue qui a combattu et obtenu l’indépendance. La langue du colonisateur fut une arme contre le colonisateur. En 1907, Le Tunisien, premier journal nationaliste dirigé par Ali Bach Hamba, fut édité en français. Cheikh Thaâlbi écrivit en 1919 La Tunisie martyre, implacable réquisitoire contre “la tyrannie française”, en français. En 1932, L’Action tunisienne, premier journal ouvrant la voie au Néo-Destour était publié en français. Le Collège Sadiki formait une aristocratie intellectuelle dans les deux langues. Aujourd’hui, à Sadiki, nombre d’élèves sont peu francisés mais anglicisants. Vous y voyez un mal ? La voilà l’identité nationale. La Tunisie sans le français n’est pas la Tunisie. C’est la Libye, l’Arabie saoudite, l’Irak…


Savez-vous, qu’en chiffres absolus, on trouve aujour­d’hui quatre fois plus de francophones dans la population que sous la colonisation. L’éducation publique y a largement concouru. Oui, c’est après avoir conquis sa souveraineté que le pays s’est francisé. Par un tropisme, une intuition naturelle, tout un chacun a ressenti le besoin de maintenir, d’épanouir la langue qui s’était introduite à coups de canons. Paradoxal ? Sans doute. Incompréhensible ? Nullement.


Ce qui est vrai pour la Tunisie l’est aussi pour le reste du Maghreb. Lors d’un récent voyage en Algérie, j’ai bavardé au hasard des rues, avec 100 ou 200 jeunes Algériens. Je n’ai dû recourir à l’arabe qu’une seule fois, dans une station essence sur une autoroute. Tous les autres parlaient plus ou moins correctement la langue de l’ex-colonisateur. Ni à Alger, ni à Casa personne n’a obligé les commerçants à arabiser les enseignes.


 


L’Algérie et le Maroc prennent le chemin inverse


En Algérie comme au Maroc, après une vague d’arabisation de l’enseignement, les responsables ont décidé d’être plus responsables en redonnant au français une place de plus en vaste dans les écoles et les universités. Pas facile. Dur de trouver de bons enseignants. Mais ils savent que le développement du pays passe par là. Croyez bien qu’aucun de ces gouvernements n’est traître à sa patrie. Ils ne veulent que mettre leur peuple à la hauteur de notre époque.


Pour l’inspirateur de votre initiative, le conseiller ­Ahmed Bouazzi, la présence de la langue du protectorat représente “une colonisation des esprits plus efficace que le colonialisme militaire”. Ne manquez pas d’inciter Monsieur Bouazzi à se reporter à la chronologie. Voilà plus de soixante ans que l’Etat tunisien est souverain. Nul ne peut lui dicter sa conduite. A ses risques et périls, dans la mesure de ses moyens, tout lui est permis. Ni la France, ni les Etats-Unis, ni l’Allemagne ne peuvent imposer quoi que ce soit à d’autres gouvernements. Quand ils le font, ils s’en mordent les doigts. Comme en Irak ou en Afghanistan.


 


Le cosmopolitisme donne des ailes


Parler de “colonisation des esprits” relève du complotisme pur et simple. Paris espère bien sûr une ­extension de son domaine culturel et y consacre un modeste ­financement. En quoi cela nuit-il à la Tunisie ? Bien au contraire, elle en tire profit. Ce sera toujours ça d’économiser sur l’enseignement public. N’oublions pas non plus qu’Habib Bourguiba a été le fondateur de l’Orga­nisation internationale de la francophonie, avec Léopold Sédar Senghor (Sénégal), Norodom Sihanouk (Cambodge), Hamani Diori (Niger).


Les productions littéraires et scientifiques de la culture arabe contemporaine ne manquent certes pas d’intérêt, mais elles sont infiniment moins abondantes, moins innovantes que les françaises. Il est impératif d’absorber les unes et les autres.


A New York, Shanghai, Paris, Londres ou Berlin, dans toutes les villes prospères, on entend parler dans les rues toutes les langues. Pas dans les villes sous-développées. Le cosmopolitisme donne des ailes. L’isolement culturel les coupe.


Recevez, Madame, toute la sympathie et l’estime de Guy Sitbon.