Guy Sitbon : Le roman de Trappes
La cité des Yvelines se situe à une demi-heure du centre de Paris. Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué ont administré une piqûre de rappel à la peur de l’Islam. Elle n’en avait vraiment pas besoin “oubliant au passage que Jamel Debbouze, Omar Sy (…), Nicolas Anelka, La Fouine sont aussi tous issus de la ville”
En Europe, la capitale du terrorisme porte un nom. Molenbeek, quartier de Bruxelles. “Charlie”, l’Hyper Cacher, le Bataclan, le métro Maelbeek, l’aéroport Zaventem : tous les attentats jihadistes se connectent à “M la Maudite”. Deux journalistes du “Monde” la mettent en parralèle avec la cité des Yvelines, berceau de quelques stars hexagonales.
Une deuxième commune disputerait à Molenbeek le titre de métropole de la terreur. Trappes-en-Yvelines, banlieue de Versailles, à trente minutes du centre de Paris. Les auteurs des attentats sanglants qui ont meurtri l’Europe partent presque tous, aboutissent ou sont passés par cette agglomération de trente mille âmes nichée en notre sein candide. Et nous l’ignorions à ce jour. Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué, deux journalistes du Monde conues parmi les plus rigoureuses, talentueuses et respectueuses de la déontologie, nous le démontrent dans un volume frais sorti des éditions Albin Michel, La Communauté, baptisé “grand livre politique de 2018” par L’Obs. Voici ce qu'on y apprend.
Surgit “Ibrahim le Tabligh”
La genèse de ce cataclysme prend ses racines au Maroc, dans les années 1950. A l’âge glorieux de l’industrie, Peugeot et Renault crèvent du manque de bras. Un ex-officier de la coloniale bat la campagne pour recruter de la main-d’œuvre. A Oujda, il évalue la puissance des biceps à la manière d’un maquignon (un marchand de bestiaux, ndlr), il choisit son homme et expédie le colis à Trappes, où la population immigrée se multiplie par quatre en quelques années. Arrive Giscard, qui autorise le regroupement familial en 1976. Débarquent femmes et enfants. On avait recruté des travailleurs invités, voilà qu’on se retrouve avec un peuple étranger. Le chômage pointe son nez, les Français s’inquiètent. Les communistes eux-mêmes lancent un cri d’alarme, les nouveaux venus chiperaient le travail des autochtones. Mais la vie est encore belle à Trappes. Portugais, Italiens, Maghrébins et Français s’entendent à merveille. Même si nombre de familles gauloises trouvent que ça commence à bien faire. Surtout depuis l’apparition de Jalal Kamalodine, un prêcheur d’Afghanistan vêtu à la mode de son pays. Un brave homme, doux et serviable. François, l’ancien curé, lui trouve un lieu de prière et Jalal ouvre la première école coranique. Depuis, on croise de plus en plus de foulard dans les rues, les barbes se mettent à pousser, les voitures brûlent, les dealers imposent leur loi, le halal se généralise.
Août 1990, guerre du Golfe. Membre de la coalition, la France bombarde Saddam Hussein, les jeunes Arabes se découvrent soldats de Saddam, exhibent des pin’s à son effigie, les violences dans les collèges redoublent. Dans une classe du collège Gagarine de la ville : 0 % de réussite au Brevet. Portugais et juifs fuient. “Les halls se déglinguent, les bandes font leur bizness dans les escaliers, plus une boîte aux lettres ne ferme”, écrivent les deux auteurs du livre. Surgit alors “Ibrahim le Tabligh”, d’origine pakistanaise, et dont le pseudo fait référence à une secte piétiste. Ibrahim, né John Airès, est un franco-américain converti qui arbore kamis, sandales et barbe rousse. Sa mission : obtenir des jeunes qu’ils s’obligent aux cinq prières quotidiennes et se plient à toutes les pratiques coraniques. Les filles se convertissent et se présentent voilées à l’école, ce qui provoque l’indignation des enseignants. En 2000, la synagogue brûle, on tague : “A mort les juifs” sur les murs.
C’est Jaouad Alkhaliki qui sauvera les meubles. Costume, cravate et chemise impeccables, ingénieur en informatique et Frère musulman inavoué, son seul but : faire construire une grande mosquée. Avec le soutien du maire, qu’il aide à faire élire, il parviendra triomphalement à ses fins. Le bâtiment fait honneur à la ville. Tant et si bien qu’il devient président de l’Union des musulmans de Trappes (UMT), organise une grande manifestation de femmes à la Bastille contre l’interdiction du voile à l’école et s’impose en leader de la communauté.
Janvier 2005, on entre dans le chaud. Kaci Ouarab, un expert-comptable de 27 ans, quitte Trappes, où il a toujours vécu, avec femme et enfants pour Tripoli, au Liban, où il doit bénéficier, par l’entremise d’Al-Qaïda, d’un entraînement au maniement de la kalachnikov, à la fabrication de bombes et autres expertises du parfait terroriste. Kaci a été recruté par Safé Bourada, celui-là même qui, en 1995, avait convaincu Khaled Kelkal, l’auteur de l’attentat de la station Saint-Michel à Paris, de passer à l’acte.
Soixante-sept jeunes Trappistes se rendent en Syrie
A Trappes, Bourada a constitué une cellule de jeunes prêts à sacrifier leur vie à la cause. Son second, Benyamina, le boucher du quartier, et Kaci Ouarab ont toute sa confiance. Le groupe se retrouve au Chicken Planet, un kebab halal à deux pas de la mosquée, pour préparer trois attentats : l’un à l’aéroport d’Orly, l’autre dans le métro parisien, le dernier contre des agents de la DST. Maladroits, ils se font vite repérer, arrêter, condamner. Mais pour mener à bien le “vrai jihad”, c’est en Syrie qu’il faut se rendre. Soixante-sept jeunes Trappistes, garçons et filles, font le voyage à Rakka. Beaucoup y laisseront leur vie. D’autres seront bientôt de retour. Un rapport des services spécialisés dans la lutte contre le terrorisme mentionne par trois fois le mot Trappes. Oubliant au passage que Jamel Debbouze, Omar Sy, Sophia Aram, Rachid Benzine, Nicolas Anelka, La Fouine sont aussi tous issus de la ville.
Un frisson glacé n’a cessé de me parcourir à la lecture de ce livre. Vraiment, cette ville existe à quelques encablures de chez moi ? Il me faut aller y jeter un coup d’œil. Trente minutes de trajet et me voilà arrivé. Accolé à un vieux Trappes superbement restauré, on tombe sur une ville d’une propreté inouïe, entièrement neuve, comme si elle avait été construite spécialement à mon intention. Avec des HLM d’architecture agréable. J’avise une vaste boulangerie ultra-moderne. Les clients : 90 % de Marocains. Une femme voilée sur deux. J’interpelle trois têtes féminines découvertes : “Sans voile, il paraît qu’on risque des ennuis à Trappes.” Eclat de rire général. Un client passe, vêtu à l’afghane : “Vous êtes tabligh ?” “Oui, j’appelle à suivre le droit chemin.”
Rien de ce que j’ai vu et rencontré ne figure dans La Communauté. Ce livre est composé de personnages, d’histoires personnelles mâtinées de suspense, comme dans un roman. Pas une enquête sur Trappes. Ni le portrait de l’Islam en France. Pas un documentaire sur une communauté. En ces temps douloureux de polémiques face à l’immigration, Ariane Chemin et Raphaëlle Bacqué ont administré une piqûre de rappel à la peur de l’Islam. Elle n’en avait vraiment pas besoin.
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