Cécile Coudriou : « Ces accusations d’antisémitisme servent à ne pas parler du fond du rapport »

 Cécile Coudriou : « Ces accusations d’antisémitisme servent à ne pas parler du fond du rapport »

Entretien avec la présidente d’Amnesty International France Cécile Coudriou sur le dernier rapport de l’ONG qui a déclenché la colère des autorités israéliennes. Photo : DR

Après plus de quatre années de travail, l’ONG Amnesty International a publié mardi 1er février un rapport détaillé qui accuse Israël de mener une « politique d’apartheid » envers les Palestiniens, qu’ils résident dans les Territoires occupés, qu’ils soient citoyens d’Israël ou réfugiés. Un rapport qui a déclenché la colère des autorités israéliennes qui dénoncent sans surprise une démarche « antisémite ».

Cécile Coudriou, présidente d’Amnesty International France a accepté de répondre aux questions du Courrier de l’Atlas.

 

LCDL : Cécile Coudriou, vous attendiez-vous à un tel déferlement de haine après la publication de votre rapport ?

Cécile Coudriou : Pour être honnête, oui. ​Nous savions que cela provoquerait des réactions fortes. A Amnesty, nous nous étions donc préparés à répondre aux arguments de nos détracteurs. Leurs arguments sont d’ailleurs toujours les mêmes : toute ​critique de la politique israélienne est qualifiée par les autorités israéliennes d’antisémite. D’après elles, nous serions même opposés à l’existence d’Israël ! Ce qui est bien entendu​ totalement faux. Ces accusations d’antisémitisme ne servent qu’à détourner l’attention et à ne pas parler du fond du rapport. Nous demandons à ​Israël de reconnaitre ​pleinement les droits des Palestiniens. Israël ne peut pas construire un Etat démocratique en traitant les Palestiniens de cette façon.

Quelle différence y-a-t-il entre ce rapport et les précédents ? 

Cela fait des décennies que nous enquêtons sur la situation des droits humains en Israël-Palestine. Mais nous l’avons fait de manière plutôt « parcellaire », en publiant ​des rapports distincts​ sur diverses violations. Comme par exemple celui que nous avions publié sur la répression par les autorités israéliennes de « la marche du retour ». [NDLR, en 2018, un mouvement de protestation avait lieu chaque semaine à la lisière de Gaza pour réclamer le retour des réfugiés palestiniens et la fin du blocus israélien].

Dans ce nouveau rapport, nous avons opté pour une approche globale des violations. Nous sommes allés à la recherche des causes profondes et nous en sommes arrivés au système qui les sous-tend. C’est pour cette raison qu’établir ce rapport nous a pris ​tout ce temps, un peu plus de quatre années de travail d’enquête,​ à la fois juridique et sur le terrain.

Je tiens à préciser que ce rapport a été mené en toute impartialité et avec une extrême rigueur, sur la base du droit international : nous avons interrogé des témoins, des experts juridiques, des associations israéliennes et palestiniennes et des organisations internationales. Nous avons décortiqué minutieusement l’ensemble des lois, les pratiques et les politiques qui sont menées par Israël, pour arriver à ce constat : ​il s’agit bien d’un système global de domination et d’oppression institutionnalisé contre le peuple palestinien et pas seulement dans les territoires occupés (TPO). Les Arabes d’Israël subissent eux également cette oppression, même si elle n’est pas comparable à celle vécue par ceux vivant dans les TPO ou dans la bande de Gaza.

Pouvez-vous nous donner quelques exemples de ce « système global de domination et d’oppression institutionnalisé » ?

Commençons par les citoyens arabes qui vivent en Israël. Ils représentent 20% de la population. Et pourtant, ils ne bénéficient pas de la nationalité du pays. Certes, ils ont le droit de vote, mais la loi État-Nation votée en 2018 accorde le droit à l’auto-détermination aux seuls Juifs et a rétrogradé l’arabe qui n’est plus langue officielle en Israël.

Autre exemple : si une personne palestinienne citoyenne d’Israël épouse une personne palestinienne de Cisjordanie occupée, cette dernière ne pourra pas venir s’installer en Israël.

Nous dénonçons aussi une « loi du retour » réservée uniquement aux Juifs. Cette loi votée en 1950 permet aux Juifs du monde entier d’émigrer vers Israël mais Israël refuse le retour des Palestiniens, obligés de fuir, en 1948, en abandonnant leurs biens, leurs terres et leurs maisons.

Il y a aussi les expropriations des bédouins du Negev relocalisés dans des villes nouvelles. À Jérusalem-Est, les permis de construire sont systématiquement refusés aux Palestiniens par les autorités israéliennes. En Cisjordanie, 60 % du territoire est colonisé par Israël et à Gaza, 35 % des terres agricoles situées le long du mur frontalier sont interdites d’accès aux paysans locaux.

Et je pourrais encore citer d’autres exemples d’expulsions systématiques de familles palestiniennes de leurs terres, de destructions de logements, ou de déplacements de populations, que ce soit dans les territoires palestiniens ou à l’intérieur d’Israël.

Votre rapport pointe une politique « d’apartheid » d’Israël envers les Palestiniens. Certains vous reprochent de comparer la situation des Palestiniens à ceux des Noirs en Afrique du Sud à l’époque de l’apartheid. Qu’avez-vous à dire à ce sujet ? 

Celles et ceux qui nous reprochent de comparer la situation des Palestiniens à celle des Noirs soumis à l’apartheid en Afrique du Sud n’ont pas lu notre rapport. A aucun moment, nous faisons ce parallèle.

Depuis l’adoption de la « Convention internationale sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid » adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU en 1973, le crime « d’apartheid » est défini comme un « crime contre l’humanité ». Et il suppose « des actes inhumains » commis pour « instituer ou entretenir la domination d’un « groupe racial » sur un autre et d’opprimer systématiquement celui-ci ». Cette définition a été reprise par le Statut de Rome de 2002, instituant la Cour pénale internationale (CPI).

L’apartheid est donc une grave violation du droit international des droits de l’homme, et le mot apartheid ne renvoie donc pas uniquement à l’Afrique du Sud.

La publication de ce rapport répond-elle à une actualité précise ?

Pas vraiment, ​c’est davantage le fruit d’un travail au long cours. Cela dit, en lien avec l’enquête sur la situation en Palestine, ouverte en mars 2021 par le procureur de la Cour pénale internationale (CPI), nous demandons qu’y soit intégrée la question de l’apartheid et du crime contre l’humanité, développée dans notre rapport.

Quel est le but final de ce rapport, Cécile Coudriou ?

Ce n’est pas juste un rapport pour dénoncer, c’est avant tout un appel au changement. Avec dix pages de recommandations, ce rapport cherche aussi des solutions. Nous ​nous appuyons sur des outils juridiques pour pouvoir commencer à démanteler cet apartheid.

Avec ce rapport, nous espérons faire réagir la communauté internationale qui a tendance à trop souvent fermer les yeux dès qu’il s’agit d’Israël. La situation en Palestine n’est pas une fatalité. Nous pouvons agir de manière concrète, par exemple, en exigeant que cessent les démolitions de logements, les restrictions draconiennes des déplacements des Palestiniens et le développement des colonies illégales, et en demandant au Conseil de sécurité de l’ONU d’imposer un embargo strict sur les ventes d’armes à destination d’Israël.

Avant même la sortie du rapport, nous avions déjà demandé à nous entretenir avec les autorités israéliennes pour leur faire part de nos recommandations. Nous sommes toujours dans le dialogue. Mais à ce jour, nous n’avons toujours pas été recontactés.

 

>> Lire aussi : « Si Salah s’était appelé Martin… », Elsa Lefort, épouse de l’avocat franco-palestinien Salah Hamouri