Carthage veut un contrôle total de la télévision publique

 Carthage veut un contrôle total de la télévision publique

Scène presque surréaliste, le président de la République a accueilli le 4 août la PDG de la Télévision nationale pour la sermonner, face caméra, durant de longues minutes malaisantes. En cause, le banal contenu nostalgique des années 90 d’une émission qui n’a pas plu au chef de l’Etat. Une incroyable ingérence qui a fait réagir les syndicats la presse.    

 

 

« Ce que vous appelez les belles années, ce sont en réalité des années hideuses ! », a lancé le président Saïed à Awatef Dali la mine déconfite, visage médusé et blême sur lequel s’attarde le zoom de la caméra du Palais, comme un enfant qu’on gronde, comme pour mieux humilier cette responsable confirmée à ce poste depuis le 16 juin 2023, alors qu’elle l’occupait déjà à titre provisoire depuis juillet 2021.

Lors de cet inquiétant précédent, aussi inédit que grotesque en matière de liberté d’expression, Kais Saïed est allé jusqu’à vilipender les invités d’un plateau TV, les qualifiant de poltrons « jadis cachés » (sous l’ancien régime, ndlr), et même dicter le contenu des futurs programmes : « Pourquoi ne pas rappeler l’assassinat des martyrs Belaïd et Brahmi et ou le martyre de nos vaillants soldats et des sécuritaires qui ont péri en combattant traitres et terroristes ? », suggère-t-il. Indirectement, le président semble ainsi insinuer que des islamistes subsisteraient dans la rédaction du média, réticents à évoquer des martyrs d’extrême gauche.

Pourtant, la PDG Awatef Dali est considérée dans les coulisses de la chaîne comme une pro pouvoir, sans quoi elle n’aurait pas été récemment confirmée à ce poste :

« En réalité que l’opinion publique a été surprise par la charge du président à l’encontre de la directrice de la télévision publique, elle qui s’évertue depuis plus de deux ans à mettre la chaîne à la disposition du président, de ses partisans et autres défenseurs de toutes ses orientations et opinions, fermant le porte ouverte à tous ceux qui, avant le 25 juillet 2021, avaient l’habitude de recevoir des invitations des producteurs de programmes pour donner leur avis sur la situation générale. Personne n’est décidément à l’abri du courroux du président, même à vouloir s’inscrire dans son agenda politique, rien ne protège personne contre le blâme et la réprimande », écrit l’activiste Adnen Mansar.

A bientôt un an, en théorie, de la prochaine échéance électorale présidentielle, Saïed enclenche donc la vitesse supérieure : après la spectaculaire éviction quelques jours plus tôt de sa cheffe de gouvernement, voici qu’il annonce explicitement sa volonté de mainmise décomplexée sur le paysage audiovisuel, au moment où l’ensemble des chaînes privées ont également recruté des chroniqueurs acquis à la cause saïdiste.

Face à cet autoritarisme expansionniste qui n’hésite plus désormais à émettre des jugements de valeur et imposer ses vues s’agissant de ce qui est « beau » et « laid », plusieurs syndicats de journalistes n’ont pas tardé à réagir.

 

Condamnation ferme du SNJT et de la FGI

Dans la même journée, le Syndicat national des journalistes tunisiens dénonçait aussitôt « une ingérence flagrante dans les médias publics, y compris dans l’organisation des sujets traités, des invités… C’est une première dangereuse », lit-on dans le communiqué publié par le Syndicat vendredi soir.

« Les médias publics doivent rester un service public au service de l’État et de la société. Ils doivent faire part des préoccupations des citoyens », met en garde plus loin le syndicat. « L’ingérence du chef de l’État s’inscrit dans l’optique du contrôle des médias et celui de la censure. C’est une atteinte au principe du pluralisme médiatique et de l’objectivité, surtout dans la télévision, la radio et l’agence TAP. Nous constatons également des pratiques d’exclusion : la société civile et les forces politiques sont empêchées de s’exprimer à la télévision ». Pour le SNJT, « l’objectif affiché est celui d’une « d’une instrumentalisation des médias afin de blanchir l’actuel pouvoir ». Le syndicat appelle par conséquent les professionnels du secteur à « exprimer leur rejet de ces pratiques et à défendre le droit des citoyennes et des citoyens à une presse libre ».

Même son de cloche pour la Fédération générale de l’information relevant de l’UGTT, qui a considéré que les médias faisaient face à des tentatives de mise sous tutelle. La fédération a par ailleurs critiqué la récente interdiction aux médias de couvrir la visite d’un hôpital de Médenine par le ministre de la Santé, Ali Mrabet, et la confiscation du téléphone portable d’une journaliste par l’un des membres de l’équipe du ministre.

La fédération a exprimé son refus de toute ingérence de la part de la présidence de la République dans la ligne éditoriale de la Télévision publique. Elle a réaffirmé à cet égard son attachement aux acquis de la révolution en matière de liberté de la presse et des médias.

Revenant sur les critiques adressées par le président de la République quant à l’ordonnancement du Journal télévisé, la fédération a précisé que l’ordre des nouvelles évoquées durant le bulletin d’informations « est soumis à un ensemble de critères journalistiques ». La fédération a d’ailleurs rappelé avoir critiqué à plusieurs reprises la ligne éditoriale de la Télévision nationale et sa transformation en outil de propagande gouvernementale. Elle refuse a fortiori de la voir soumise à des instructions émanant du président de la République en personne.