Bordeaux face à son encombrant passé négrier
Au lendemain du premier tour de l’élection présidentielle en France qui a vu l’extrême droite une nouvelle fois s’inviter au second tour, retour sur une histoire méconnue dans l’Hexagone, celle du passé négrier de Bordeaux en Aquitaine.
Par Hervé Lequeux
Une histoire refoulée et complexe, encore enfouie dans les méandres de la ville. Bordeaux fut, de la fin du XVIIe au milieu du XVIIIe siècle, le deuxième port d’activité de traite négrière en France, derrière La Rochelle. Quatre cent quatre-vingts expéditions négrières ont été recensées, soit environ 150 000 personnes déportées. Sous Louis XV, la royauté verse des subventions pour que les Bordelais participent à cette traite. Et c’est surtout le commerce des denrées produites par les esclaves dans les colonies qui enrichit et fait prospérer la ville.
De bon ton de posséder quelques domestiques
A l’époque, à Saint-Domingue, plus de la moitié des planteurs de canne à sucre sont bordelais. Le pays est alors le premier producteur de sucre de la planète, ce qui assure 80 % de la production importée à Bordeaux et commercialisée dans les ports de l’Europe de l’Ouest.
De la capitale girondine partaient des navires, chargés de fusils, de tissus, de vin, vers les côtes africaines et ses nombreux comptoirs commerciaux. Là, on y achetait ou on échangeait des hommes (captifs) qu’on livrait ensuite sur les plantations dans toutes les colonies françaises pour travailler la terre. A leur retour, les armateurs rapportaient du sucre ou du cacao, sans oublier quelques esclaves qui étaient ensuite revendus en Europe ; il était de bon ton de posséder quelques domestiques chez soi. L’enrichissement de la ville par ce commerce triangulaire est longtemps resté tabou.
Un profit pour les grandes familles européennes
Au XVIIIe siècle, 4 000 descendants d’Africains se trouvaient à Bordeaux, parmi lesquels des esclaves. Une police avait même été mise en place pour appréhender ceux qui vagabondaient. Un véritable système économique permettant l’exploitation des hommes et des terres d’Amérique au profit de grandes familles européennes. Il faudra attendre 1990 pour que ce passé de port négrier resurgisse et que des historiens s’emparent des archives pour le documenter. Au fil des rues de Bordeaux, que reste-t-il de cette mémoire esclavagiste ?
Des carnets racontant les viols des femmes noires
En remontant le parcours proposé par l’association Mémoires et Partages – fondée par l’essayiste Karfa Diallo qui espère, à terme, édifier un mémorial sur l’esclavage –, on se plonge dans les traces de ce passé. D’abord en constatant sur les façades datant du XVIIIe siècle, par exemple, des mascarons représentant le visage d’une esclave au cœur de la place de la Bourse, l’un des lieux les plus importants du “Bordeaux nègre”, situé en face des quais, et central dans le port à l’époque. Mais aussi en passant par le Fort du Hâ, où les premiers habitants noirs de Bordeaux furent enfermés, et devant lequel une place est aujourd’hui baptisée “Parvis des Droits de l’Homme”, comme pour y rétablir une justice.
Au Musée d’Aquitaine, on lit des carnets de bord de commandants de navires, des lignes sur le viol de femmes ou sur les nombreux morts pendant la traversée, notamment dans les cales où les esclaves étaient entassés, “victimes de l’avidité des acheteurs”, lit-on en légende d’une gravure.
Non loin des bords de la Garonne, en plein centre de Bordeaux, certaines des denrées ramenées des îles furent stockées dans les entrepôts Lainé, du nom d’une famille de négociants esclavagistes, un espace capable de stocker sous douane les marchandises provenant du commerce triangulaire : sucre, cacao, coton, épices, etc. Racheté par la ville en 1973, l’espace abrite dorénavant le CAPC, le musée d’art contemporain.
Dans la continuité, sur le quai des Chartrons, une statue de Marthe Adélaïde Modeste Testas, ancienne esclave africaine déportée, a été inaugurée le 10 mai 2019. Elle se dresse où les bateaux de négriers venaient décharger leurs marchandises… Née en 1765 en Afrique orientale, l’adolescente a été capturée avec sa mère lors d’une razzia, achetée et portée à Jérémie par Pierre et François Testas, deux frères bordelais qui possédaient un négoce et une plantation à Saint-Domingue. Devenue à la fois esclave domestique et sexuelle, libérée par testament en 1795, elle mourut affranchie en 1870.
Sculptures, plaques et explications
A deux pas de là, on se promène sur la place des Quinconces qui, au XIXe siècle, accueillit des expositions coloniales, des villages nègres, des zoos humains, aujourd’hui difficilement imaginables avec la fête foraine montée en son centre. Le quartier, devenu très commerçant, représentant le luxe bordelais, hérité de ce lointain passé négrier, celui du triangle d’or symbolisé par un immeuble en forme de triangle.
Dans une volonté de rendre hommage aux victimes de la traite négrière, la municipalité a également inauguré une sculpture mémorielle dans les jardins de l’Hôtel de Ville : elle représente trois visages d’esclaves, les yeux bandés. Des notices explicatives ont aussi été apposées sous certains noms de rues, comme au passage Féger, une famille qui, au XVIIIe siècle, a expédié six navires remplis d’esclaves vers les Caraïbes. La place Mareilhac, le cours Journu-Auber et les rues Gramont, Desse et David-Gradis sont concernés, pour porter des noms de marins, armateurs, négociants, relais directs ou indirects de la traite.
Citons également la plaque posée le 10 mai 2006 sur les quais, lors de la première cérémonie officielle de commémoration de l’esclavage, où il est écrit : “A la fin du XVIIe siècle, de ce lieu est parti le premier navire armé dans le port de Bordeaux pour la traite des Noirs. Plusieurs centaines d’expéditions s’ensuivirent jusqu’au XIXe siècle. La ville honore la mémoire des esclaves africains déportés aux Amériques au mépris de toute humanité.”
Des rues à “débaptiser”
En 1815, la traite négrière fut interdite au niveau international. Elle se poursuivit cependant clandestinement durant quelques dizaines d’années et ne fut abolie qu’en 1848. On estime à 11 millions le nombre de Noirs déportés. Depuis 2001, l’esclavage a été reconnu comme un crime contre l’humanité.
Dans les rues bordelaises, dont certaines ont été “clarifiées”, les avis des passants sur ces plaques commémoratives sont parfois tranchés : “Depuis les mobilisations du Black Lives Matter, ces noms de rues doivent tomber, il faut les débaptiser.”
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