Beauté de l’imprévisibilité électorale, laideur des victoires forcées

 Beauté de l’imprévisibilité électorale, laideur des victoires forcées

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La Tunisie sous Saied revient aux anciennes pratiques des victoires électorales forcées de l’ère dictatoriale, favorables au détenteur du pouvoir. Pratiques aux antipodes de leur acquis démocratiques issus de la révolution.

 

La beauté de la démocratie, c’est que les résultats ne sont pas connus d’avance. C’est une sorte de loterie méritée ou de conquête de la chance par l’effort. Pour les postulants, à chacun selon ses efforts, son talent, son travail, son implantation, sa diffusion, son message, ses qualités et son charisme, aux municipales, aux législatives comme aux présidentielles.

 

Lors de la pré-campagne (trois ou quatre mois avant) ou même lors de la campagne électorale, des imprévus (action inopportune, maladresses politiques, crise sociale, scandale judiciaire, démission, retrait d’un président, émergence d’un nouveau candidat, versatilité de l’opinion) peuvent survenir et changer le sens même des « prédictions » des sondages et le cours des élections. Hillary Clinton était partie gagnante en 2016 contre Donald Trump d’après les sondages à une semaine du vote, elle a perdu l’élection une semaine après ; François Fillon (les Républicains) était parti gagnant dans les présidentielles de 2017, d’après les sondages, trois mois avant le scrutin. Il a perdu l’élection à cause de la sulfureuse affaire Pénélope, impliquant son épouse, à quelques semaines du vote, notamment au profit de Macron, pourtant sans vécu politique notable, qui était à ce moment-là en troisième ou quatrième position; Le Front National de Marine Le Pen était parti vainqueur des dernières législatives de juin 2024 à la veille du scrutin, et même 24h avant, toujours d’après les sondages. Au point que le Secrétaire général du mouvement Bardella, qui « s’y voyait déjà », avait précipitamment constitué son prochain gouvernement, poste par poste. Le jour du vote, le parti a fini par subir une défaite spectaculaire. En Tunisie en octobre 2011, dans l’élection de l’assemblée constituante, personne n’a prévu la surdimension d’Ennahdha, la représentativité du CPR, la percée des listes d’al-Aridha (mouvement spontané régional) ou le déclin de Nejib Chebbi, pourtant vieux routier de l’opposition.

Et tant mieux pour tous ces imprévus, parce que le peuple ne reste le véritable souverain que lorsque les électeurs retrouvent leur liberté de choix. Ils font et défont qui ils veulent, quand ils veulent, et où ils veulent.

La laideur de la dictature, au contraire, c’est qu’on a l’impression de voir faussement se concurrencer des « semi-dieux » avec des hommes « ordinaires ». Ben Ali, Erdogan, Rodrigo Duterte (ancien président des Philippines), Chavez, Bolsonaro, Orban, Saied ou Trump auraient été déconsidérés s’ils avaient en face des concurrents sérieux, même si certains d’entre eux en retrouvaient quelques- uns. Ces hommes forcent à l’excès le désir d’incarnation du peuple, lui-même pris pour autre chose qu’il n’est véritablement, jusqu’à tomber dans l’artifice. Le peuple souverain devient peuple-pion, sensible à la démagogie. La concurrence électorale est pour les candidats « ordinaires » entre eux, pas pour les « semi-dieux », « élus » d’avance, face aux candidats « ordinaires ». D’ailleurs, le grand nombre aussi artificiel que réel des candidats, qui apparaît dans les élections autoritairement plurielles, n’est qu’un faire-valoir de l’élu des dieux, qui ne se rabaisse pas à la (véritable) concurrence, parce qu’il est prédestiné à être « élu », au double sens providentiel et plébiscitaire du terme. C’est le cas du président Saied face aux élections présidentielles du 6 octobre prochain.

Les dictateurs n’aiment pas l’imprévu et l’incertitude, marques de fabrique de la démocratie « aléatoire ». Ils ne jouent pas ce jeu-là. Le peuple doit être acquis d’avance. Un « bien » qu’on ne partage pas en mille morceaux ou mille courants. Certitude et absolutisme font cause commune, on le sait. On doit alors trier brutalement et illégalement les candidats selon la volonté du prince, éliminer les uns et garder les autres, comme en Tunisie, pour substituer le mode plébiscitaire au mode électoral ? Et selon quels critères ?

Comment la raison humaine peut-elle admettre qu’un homme, un candidat libre qui jouit de ses droits civiques et politiques, sans antécédents judiciaires, ne puisse pas obtenir d’une administration censée être neutre et au service de tous les citoyens sans discrimination, son bulletin n°3,  pour l’empêcher de se porter candidat aux élections présidentielles, juste pour ne pas concurrencer le candidat au pouvoir, en l’espèce « l’intègre » Kais Saied, qui doit avoir d’avance la certitude de sa victoire ? Comment cette même raison humaine peut-elle admettre qu’on puisse faire du « jeu » électoral une prison électorale ? Comment peut-on judiciariser une élection, censée être un acte de choix libre par excellence ? Au moins Ben Ali faisait dans la dentelle. Il triturait la Constitution par des mesures transitoires à la veille des élections pour éliminer certains concurrents. Les procédés de Saied, sans subtilité politique, inclinent à la brutalité voyante.

Dans ce cas, mieux vaut tracer d’avance l’itinéraire « électoral » et politique prochain de Saïed, qui sera, dans ce cas, aussi connu d’avance que celui de Bourguiba ou de Ben Ali. C’est un des scénarios (noirs) possibles de la Tunisie politique de demain, qui s’inspire d’ailleurs de l’expérience tunisienne elle-même: d’abord, président élu (en 2019) auteur d’un coup d’Etat en 2021 ; puis, président par exclusion des concurrents en 2024; ensuite, président par manipulation de la Constitution sur la rééligibilité en vue de postuler pour un troisième mandat (demain) ; enfin, président à vie de fait, indéfiniment reconduit (après demain).

Hatem M'rad