Assa Traoré : “Ce système répressif et raciste a tué mon petit frère”

 Assa Traoré : “Ce système répressif et raciste a tué mon petit frère”

Assa Traoré lors de la marche Adama III, le 20 juillet dernier à Beaumont-sur-Oise, où son frère est décédé trois ans auparavant.

Assa Traoré, 34 ans, éducatrice spécialisée, est devenue la figure de proue de la lutte contre les violences policières notamment au sein du Comité Adama du nom de son frère décédé le 19 juillet 2016 lors d’une interpellation à Beaumont-sur-Oise. Les causes de cette mort continuent à faire l’objet d’une bataille d’expertises. Entretien réalisé en novembre 2019 mais ses propos restent d’actualité.

Vous menez un combat pour obtenir la vérité sur les circonstances de la mort de votre frère. Comment expliquez-vous le fait d’être devenue une figure de la lutte contre les violences policières ?

Assa Traoré : Quand on dit: Assa Traoré, porte-parole des quartiers populaires, c’est faux. Le problème est que durant toutes ces années, on nous a imposé des personnes qui parlent à notre place, qui ne sont même pas sur le terrain. Je dirais que je suis juste la sœur d’Adama Traoré. Une sœur qui se bat pour la justice et la vérité sur le meurtre de son frère. Tout ce qu’on fera à travers ce combat-là, on le fera pour dénoncer les violences policières, pour tous les Adama Traoré qui ne peuvent pas s’exprimer. C’est important que l’opinion publique se rende compte que nous sommes les victimes et non les coupables. Les gendarmes, le système (judiciaire, ndlr) ne sont pas les victimes, comme certains essayent de le faire croire. On fera du nom d’Adama un symbole. Beaucoup de choses sont dites, sont faites pour salir sa mémoire et notre famille.

Votre devise est effectivement: “Sans justice, vous n’aurez jamais la paix”. Et la mobilisation autour du Comité Adama ne faiblit pas.

Mon petit frère est mort, il ne reviendra jamais. Mais je veux que son nom ne soit pas oublié. Qu’à travers ce combat, dans dix ans, vingt ans, cinquante ans, les gens puissent dire : “Il y avait le combat Vérité et Justice pour Adama, qui a mis un système à nu.” Avec notre comité, à chaque fois qu’on traite d’autres affaires de violences, c’est pour apporter une force et un soutien aux familles, et se poser la question de savoir comment s’organiser, comment faire front ensemble ? C’est important.

Ce que je dis aux familles, c’est: “Soyez votre porte-parole. Ne laissez personne parler à votre place. Ne vous laissez pas récupérer.” Nous, on fait juste en sorte que leurs voix soient entendues. Le but, c’est qu’il y ait des prises de paroles un peu partout, c’est ce qui fera notre force. Aujourd’hui, des comités se créent un peu partout, en France mais aussi à l’international: au Kenya, au Canada, au Sénégal, au Mali.

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Vous dites : “Il est d’abord coupable avant d’être victime” en parlant de votre frère…

Il y a des fantasmes sur nos quartiers. Mon frère n’était pas armé. En 2016, quand il se fait tuer, il fuit, car il n’a pas ses papiers sur lui et qu’il doit encore subir un contrôle. Ironie du sort, la mairie venait de le prévenir qu’il pouvait venir chercher sa pièce d’identité. Mon frère est mort car il n’avait pas son bouclier: son passeport français. Saviez-vous que ce document a été créé pour l’homme noir, pour l’esclave? Quand l’esclave noir sortait dans la rue, on avait le droit de l’abattre.

Mon frère est mort ce jour-là en tant qu’homme noir, homme des quartiers populaires. La France a déjà été condamnée pour le contrôle au faciès. Nous sommes dans un système profondément raciste. Dans l’affaire de mon petit frère, les gendarmes sont défendus par l’un des avocats de Marine Le Pen. Cela donne tout de suite l’état d’esprit des personnes qu’il avait face à lui ce jour-là. Nous sommes victimes de l’histoire de France, de sa construction. Nous subissons encore les conséquences de l’esclavage, de la colonisation.

Le 22 juillet 2016, deux jours après la mort d’Adama Traoré lors de son interpellation, plusieurs milliers de personnes ont participé, à Beaumont-surOise (Val-d’Oise), à une marche blanche en sa mémoire.

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Vous considérez qu’il est mort parce qu’il était noir ?

Il y a deux ans, on me demandait ce que je pensais de la Journée internationale des droits des femmes. J’ai répondu qu’il fallait continuer à se battre, pour que les femmes du monde entier puissent avoir les droits qu’elles méritent. Mais il faudrait aussi une journée pour les hommes des quartiers populaires. On a l’impression qu’on a le droit de mort sur eux.

Oui, Adama a été tué parce qu’il était noir et oui, les forces de l’ordre ont eu un droit de mort sur mon frère ! Ces gendarmes ont décidé qu’Adama allait mourir, parce que quand il leur dit: “Je n’arrive plus à respirer”. Ils ont continué à le compresser. Ils ne l’ont pas emmené à l’hôpital qui était à 300 mètres.

Dans un premier temps, ils ont menti en affirmant qu’ils lui avaient apporté les premiers soins. Dans le rapport des pompiers, ces derniers disent bien que quand ils sont arrivés, il était menotté au sol. Est-ce que ces gendarmes auraient procédé au même traitement sur un homme blanc ? Ce système répressif et raciste a tué mon petit frère.

Comment expliquez-vous que les juges refusent quasi systématiquement d’organiser une reconstitution ?

C’est un déni de justice pour protéger et innocenter les gendarmes. La justice disait que l’avant-dernière expertise était claire et était prête à statuer un non-lieu. Comment la justice peut-elle entendre les gendarmes deux ans après ? Ils ont eu le temps de revenir sur leurs déclarations.

Une contre-expertise médicale, réalisée à vos frais et rédigée par quatre professeurs de médecine issus de grands hôpitaux parisiens réfutait pourtant au printemps les conclusions des précédents experts, remettant même en cause leur éthique médicale…

Oui, mais la justice continue de protéger les gendarmes. Les médecins mettent aussi en cause la méthode d’interpellation employée. Ils écrivent dans leur rapport: “Cela justifie de se poser la question de l’asphyxie positionnelle ou mécanique.”

Les gendarmes eux-mêmes l’ont avoué : Adama avait sur lui le poids de leurs trois corps au moment de son interpellation. Mais la justice ne tient pas compte de ces aveux.

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Ces derniers sont placés sous le statut de témoins assistés pour “non-assistance à personne en péril” mais n’ont pas été mis en examen dans cette affaire, malgré vos demandes répétées. Comment l’expliquez-vous ?

Dans l’affaire Adama Traoré, la vérité est là. La mise en examen aurait dû être faite depuis très longtemps. Mise en examen, procès. Il faut que tout le monde fasse travail. Mais tant que ces bons gendarmes et bons policiers ne dénoncent pas ce que font leurs autres collègues, je les considère fautifs.

Le 19 juillet, jour de sa mort qui était aussi celui de ses 24 ans, il n’y avait pas que trois gendarmes présents. Dans la cour de la gendarmerie de Persan (95), les autres regardaient peut-être par la fenêtre. On découvrira par la suite qu’il y a même eu un faux procès-verbal. C’est pour crier cette vérité que vous avez écrit deux livres* ? Je veux transmettre cette mémoire, je veux que le nom de mon frère rentre dans l’histoire.

J’ai écrit pour humaniser mon petit frère. Pour dire que sa vie commence par une histoire. Pas le 19 juillet 1992, jour de sa naissance, mais quand mon père quitte le Mali pour arriver dans l’Hexagone. Elle commence peut-être même avant, quand la France est allée chercher dans leur pays mes deux grands-parents pour participer à la Seconde son travail correctement. Les journalistes avant tout, il faut une investigation sur cette affaire, que des recherches soient faites.

Le 22 novembre 2016, la famille Traoré se rassemble devant la mairie de Beaumont-surOise pour demander la vérité sur la mort d’Adama.

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Une nouvelle expertise a été ordonnée par la justice début novembre. Il s’agira de la sixième. Est-ce une façon pour la justice de se diriger vers un non-lieu ?

Je ne crois plus en la justice. Les résultats seront connus le 4 mai prochain et ils trouveront sûrement une nouvelle maladie, une autre explication que la véritable.

En octobre, vous avez été attaquée en diffamation par les trois gendarmes que vous désigniez nommément comme responsables de la mort de votre frère. Quatre de vos frères ont été interpellés depuis la mort d’Adama. Vous dénoncez un harcèlement.

Bien sûr, c’est un acharnement, il y a une volonté de nous faire taire. On a face à nous une machine de guerre antidémocratique, qui n’a ni sentiments ni remords. Tous les coups sont permis. Ils seraient capables de nous mettre tous en prison.

Aujourd’hui, on a mis à nu le système, les juges, les experts, les gendarmes. Ils nous ont très mal profilés, on n’arrêtera jamais ce combat. Les masques tombent, on voit qui sont ces personnes. Ils se sont dits : “On va attaquer la sœur d’Adama Traoré”… et j’ai eu quatre plaintes en deux semaines.

J’ai les dates de mes procès, ils sont prévus en 2021. Je peux donc continuer à donner les noms des assassins de mon frère jusque-là. Bien évidemment, ils font tout cela pour nous faire taire. Ils n’ont pas compris que cela ne marchait pas. Plus on nous attaque et plus on a de soutien.

Avec les manifestations des “gilets jaunes”, les violences policières touchent une autre population. Cette médiatisation rend-elle vos revendications plus audibles ?

L’histoire ne commence pas en novembre 2018. Il ne faut pas oublier qu’il y a un avant “gilets jaunes”. Les habitants dans les quartiers sont “gilets jaunes” depuis vingt ans, avec la logique de l’enclavement, de la difficulté de circuler à cause du manque de transports, de la misère, des logements insalubres…

Ce qu’il y a de commun, c’est qu’on a en face le même système répressif. En décembre 2018, le Comité Adama a été l’un des premiers à prendre la rue, appeler à mettre “les quartiers en gilets jaunes” et tendre la main pour créer ces alliances. Mais il n’y a pas de convergence des luttes.

Y a-t-il moins de violences policières dans les quartiers aujourd’hui ?

Je trouve au contraire qu’il y en a plus. Les forces de l’ordre ne se comportent pas de la même façon dans les centres-villes que dans les banlieues, où c’est tutoiement et mépris. L’affaire Adama a fait en sorte que les gens osent désormais en parler.

La question qu’il faut se poser est: nos quartiers sont-ils des camps d’entraînement ? Alors oui, il y a des policiers qui font bien leur travail. Mais tant que ces bons gendarmes et bons policiers ne dénoncent pas ce que font leurs autres collègues, je les considère fautifs.

Le 19 juillet, jour de sa mort qui était aussi celui de ses 24 ans, il n’y avait pas que trois gendarmes présents. Dans la cour de la gendarmerie de Persan (95), les autres regardaient peut-être par la fenêtre. On découvrira par la suite qu’il y a même eu un faux procès-verbal.

C’est pour crier cette vérité que vous avez écrit deux livres* ?

Je veux transmettre cette mémoire, je veux que le nom de mon frère rentre dans l’histoire. J’ai écrit pour humaniser mon petit frère. Pour dire que sa vie commence par une histoire. Pas le 19 juillet 1992, jour de sa naissance, mais quand mon père quitte le Mali pour arriver dans l’Hexagone. Elle commence peut-être même avant, quand la France est allée chercher dans leur pays mes deux grands-parents pour participer à la Seconde Guerre mondiale.

Un de mes grands-pères est mort sur le sol français, l’autre a perdu sa jambe avant de rentrer au Mali. On nous a toujours considérés comme des moins que rien. On doit écrire nos récits, nos combats, prendre notre place dans le roman national.

D’où le documentaire en préparation ?

Oui, il va sortir en 2020, réalisé avec la société de production La Rumeur filme. Il revient sur trois ans de combats. Il nous semblait urgent de documenter ce qu’il se passait. C’est important de donner la parole aux personnes dans les quartiers, de raconter la lutte avec d’autres voix.

Ce documentaire est dédié à toutes les personnes blessées, mutilées ou tuées par la police en France et dans le monde. Et il y aura aussi une fiction basée sur mon livre, Le Combat d’Adama.

* Lettre à Adama, d’Assa Traoré et Elsa Vigoureux (éd. Seuil, mai 2017) et Le Combat Adama, d’Assa Traoré et Geoffroy de Lagasnerie (éd. Stock, avril 2019).

 

Dossier du Courrier sur les violences policières :

Violences policières en France : sans justice, pas de paix

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