Art contemporain : le feu pour déconstruire et bâtir autrement

 Art contemporain : le feu pour déconstruire et bâtir autrement

Greeting to South Lebanon Bride Inji Efflatoun, 1985. Huile sur toile, 70 x 50 cm Courtesy du Mathaf : Arab Museum of Modern Art (Doha).

Quelques semaines avant que la planète se confine s’ouvrait au Palais de Tokyo une exposition d’art contemporain au titre prémonitoire : Notre Monde Brûle. Interrompue en raison de la crise sanitaire, elle a réouvert le 15 juin. L’occasion de découvrir le travail d’une trentaine d’artistes montrant l’ampleur du désastre mais aussi une étincelle d’espoir.

La planète est à feu et à sang… et que font les artistes ? Ils prennent part au débat et transforment en œuvre d’art des actualités toujours plus tragiques qui se chassent les unes les autres. Comment détourner les yeux des visages douloureux photographiés par Shirin Neshat. De grands formats, en noir et blanc, représentant des femmes et des hommes égyptiens ayant perdu un proche pendant la révolution en 2011, entre le “jour de la colère” (le 25 janvier) et la démission d’Hosni Moubarak, le 11 février, 846 civils ont trouvé la mort.

A la fois témoins et victimes d’une histoire dramatique, ils soutiennent notre regard comme pour explorer ce qu’il reste en nous d’empathie. “Pour la première fois dans ma carrière artistique, mon regard s’est détourné des modèles professionnels ou des amis pour se porter sur des gens ordinaires qui avaient vécu de grandes tragédies, allant jusqu’à la perte de leurs enfants, pendant cette révolution égyptienne. Comme une journaliste, j’ai recueilli les histoires personnelles de ces hommes et de ces femmes, qu’ils et elles ont partagées dans les larmes. C’est la description de leur chagrin, traduite en farsi et inscrite sur les photographies que l’on peut lire sur leurs visages”, explique la photographe iranienne dont les clichés rappellent le coût humain des révoltes au travers notamment des portraits de ceux qui restent, mais aussi des pieds de manifestants tués en réclamant la dignité.

Et le musée devient tribune

Baptisée Our House is on Fire (2013), cette série de photographies de Shirin Neshat a inspiré le titre de l’exposition du Palais de Tokyo, montée en collaboration avec le musée d’Art moderne et contemporain (Mathaf) de Doha. L’institution qatarie ayant prêté des pièces d’une collection qui se révèle plus politiquement engagée que prévu.

“Notre monde brûle” fait aussi référence “aux milliers de feux qui consument les forêts sur tous les continents, mais aussi aux brasiers des guerres qui consument le monde et aux injustices qui détruisent des vies”, souligne Abdellah Karroum, directeur du Mathaf et commissaire de l’exposition pour qui, “faire du musée un lieu d’expérience poétique et de réflexion politique, en présentant des oeuvres critiques face aux crises persistantes” relève de la responsabilité du concepteur d’une programmation.

“Notre monde brûle” est donc une tribune qui se fait l’écho de trois préoccupations majeures : la destruction de l’environnement, le combat pour la dignité et la remise en question de la version officielle de l’histoire. Et où une trentaine d’artistes, issus pour la plupart du monde arabe ou musulman, nous invitent à réfléchir à l’état du monde actuel.

Les mouvements de révolte et soulèvements qui couvent, l’artiste égyptienne Amal Kenawy les avait quasiment prédits à travers son installation vidéo The Silent Multitudes (2010) : une habitation sommaire, typique des quartiers pauvres du Caire, construite à partir de bonbonnes de gaz et où l’on pénètre avec l’angoisse d’une explosion imminente.

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La guerre racontée au stylo-bille

Malaise aussi devant la frêle et inoubliable silhouette du petit Syrien Aylan Kurdi échoué, avec notre humanité, sur une plage turque. C’est dans le travail de Bady Dalloul qui s’intéresse “aux processus d’écriture de l’histoire” qu’apparaît le tristement célèbre garçon de 3 ans qui n’est ni le premier ni le dernier enfant mort en fuyant les bombes. Pour A Country Without Door or a Window (2016-2019), il a réalisé 200 dessins de poche, avec stylos à bille et feutres sur du papier bristol. Le tout, encadré dans des boîtes d’allumettes.

Les couleurs enfantines, le format, l’assemblage évoquent de loin des saynètes de bandes dessinées. En s’approchant, ce sont des scènes de guerre que l’on découvre… Une façon pour l’artiste français d’origine syrienne de se réapproprier, via ces miniatures, les images violentes diffusées par les médias et rendre compte du conflit qui ensanglante le pays, à la fois proche et lointain, de ses parents.

Ce travail est d’ailleurs né d’un jeu d’enfants. “Avec mon petit frère, on collectionnait les images de la Syrie du Moyen-Orient. Depuis les événements, elles ont changé de nature. Ce n’était plus des images ordinaires mais des images de guerre, violentes qui n’avait plus rien d’intime, mais disponibles dans les kiosques. Le choix de les rendre petites, c’était une façon de préserver une forme d’intimité… Tout a commencé par un jeu : on imaginait qu’on était rois de pays fictifs et on peuplait ces pays par des découpages. Un genre d’annales historiques. Ça a commencé comme un jeu et c’est devenu une obsession. J’ai trouvé comment l’histoire s’écrit et comment elle est toujours écrite par un autre”, commente Bady Dalloul.

Redonner un visage aux exilés

Raconter la guerre et ceux qu’elle pousse à fuir est aussi au coeur de l’oeuvre d’art contemporain de la libanaise Mounira Al Solh. Dans I Strongly Believe in The Right to be Frivolous (2012), elle croque sur du papier administratif le portrait de réfugiés syriens en quête d’asile. Ses dessins s’accompagnent d’éléments personnels qui donnent à chacun d’entre eux une individualité dont les prive l’étiquette d’exilés qui désormais leur colle à la peau.  “J’ai l’impression que chacun de nous regarde le monde à partir de sa propre perspective, celle de son pays, de sa lucarne géographique. Si on avait considéré la planète et l’espace comme un seul environnement, l’humanité aurait peut-être vécu plus qu’un unique week-end de paix dans toute son histoire !”

Quant aux travailleurs étrangers qui composent Street Language (2012), un tableau du Qatari Faraj Daham, c’est pour gagner leur vie qu’ils ont dû quitter leur pays. Pour se protéger de la chaleur du soleil et du sable, ces ouvriers du bâtiment ont dû bricoler des masques de protection à l’aide de bouts de tissus. Une main-d’œuvre “invisible” et pourtant “essentielle à l’urbanisation” du Qatar. Près de 2 000 ouvriers sont morts dans les chantiers de la péninsule qui doit accueillir en 2022 la Coupe du monde de football, comment ne pas voir dans cette oeuvre un hommage à ces disparus ?

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Le passé colonial revisité

Mentionnons aussi le travail de l’artiste américano-irakien d’art contemporain, Michael Rakowitz. The Invisible Enemy Should Not Exist (2007) reproduit des pièces muséales portées disparues après l’intervention de l’armée américaine pour mettre fin au régime de Saddam Hussein comme pour dire la nécessité de combler les trous de mémoire qu’infligent les conflits dans l’histoire.

Pillage et appropriation sont aussi au coeur du propos du Congolais Sammy Baloji, qui revisite le passé colonial pour proposer un autre récit via notamment une installation où 41 douilles d’obus en cuivre ayant servi pendant la Première Guerre mondiale font office de pots pour des “plantes indigènes” et vendues comme plantes d’intérieur en Europe. Le tout provenant de République démocratique du Congo. Les matériaux utilisés posent les questions de l’exploitation des ressources mais aussi de la participation des troupes africaines dans les conflits mondiaux du siècle dernier.

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La liberté omniprésente

Et pour rappeler que la résistance à l’oppression n’a pas attendu les récents Printemps, dans les années 1940 déjà, l’Egyptienne Inji Efflatoun peignait des militants en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes et la justice sociale. Ici, on découvre le portrait de Ceza Nabarawi, la fondatrice de l’Union féministe égyptienne ainsi que celui de la rédactrice en chef de la revue féministe L’Egyptienne, publiée de 1925 à 1940. Deux figures pionnières dont les combats restent encore d’actualité.

C’est le mot “houria” (“liberté”), calligraphié dans sa version arabophone qui ouvre (et ferme) le parcours. Littéralement pétrifiées et coulées dans le béton, ses lettres sont figées dans un échafaudage qui le protège en même temps qu’il le rend inaccessible.

Le Marocain Mustapha Akrim, qui, après son diplôme des Beaux-Arts a dû travailler comme assistant maçon avec son père, crée des sculptures à partir de matériaux disponibles sur les chantiers de construction et de notions extraites (le droit, la liberté, etc.) de textes de loi pour éviter qu’elles ne restent lettres mortes. Comme d’autres artistes ici réunis, ce plasticien, qui estime que nous “portons tous ce fardeau d’un présent qui réclame des comptes à un passé coupable, pour entrevoir un futur du vivre-ensemble”, s’intéresse également à l’écriture de l’histoire comme en attestent ses Histoires plus que parfaites (2018), un projet utilisant les images historiques comme élément de réflexion sur la mémoire collective.

Autant d’oeuvres citoyennes de nature à “provoquer des réponses aux crises qui menacent l’humanité voguant vers l’inconnu, à l’image d’une barque avançant en pleine mer”, conclut le commissaire de l’exposition. Nul doute que la crise du Covid-19 qui s’abat sur le monde stimulera la création…