Amina Zakhnouf : « L’Europe est conservatrice sur les transferts d’argent »

 Amina Zakhnouf : « L’Europe est conservatrice sur les transferts d’argent »

Amina Zakhnouf, fondatrice de Je M’engage pour l’Afrique (copyright Stanwell Consulting, Septembre 2019)

Le gouverneur de la Banque centrale marocaine, Bank Al-Maghrib signale que des pays européens durcissent de plus en plus le contrôle sur les transferts d’argent des Marocains Résidents à l’Etranger (MRE). Amina Zakhnouf, experte en finance et cofondatrice de l’association « Je m’engage pour l’Afrique« , revient pour nous sur ces menaces européennes.

Le Courrier de l’Atlas : Vous travaillez au sein de « Je m’engage pour l’Afrique » sur le rôle des transferts d’argent. Pourquoi sont-ils importants pour les pays et les diasporas ?

Amina Zakhnouf : Il s’agit d’un flux économique particulier. Les transferts d’argent permettent de caractériser la place des diasporas dans la croissance d’un pays. Leur poids dans l’économie est gigantesque. Cela représente 33,8% du PIB pour la Gambie, 15,6% pour le Cap-Vert ou 12,3% pour les Comores, etc… Pendant des années, ils étaient un peu délaissées et méprisées. Or, aujourd’hui, cette manne financière dépasse l’aide au développement. C’est une bouée de sauvetage pour les personnes sur place.

La Covid a bouleversé l’économie mondiale. Est ce que les transferts d’argent ont été impactés ?

Amina Zakhnouf : Lors de l’apparition de la Covid, en mars 2020, toutes les échoppes qui permettaient les transferts ont été considérées comme non-essentiels. Même la Banque Mondiale a alerté sur le fait qu’ils étaient en danger. Avec l’assouplissement des conditions sanitaires et l’ouverture des frontières, on assiste à une explosion de ces transferts. En période de crise ou d’inflation, ils ont tendance à augmenter. Toutes les diasporas qui ont économisé durant cette période COVID, les ont envoyées à leurs familles. Les diasporas utilisent alors la voie légale au lieu de se déplacer sur place. Pour moi, il s’agit d’une forme de rattrapage.

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L’Europe cherche dernièrement à limiter ces transferts d’argent. Pourquoi agir sur une voie qui est déjà très réglementée ?

Amina Zakhnouf : L’action européenne est particulièrement contradictoire. La baisse des commissions sur les transferts d’argent fait partie des objectifs de développement durable que défend l’Europe, la Banque Mondiale ou le FMI. Dans le même temps, on assiste à un conservatisme financier de certains pays comme la France, la Belgique ou les Pays-Bas. Ils tentent de savoir tous les comptes détenus par leurs ressortissants à l’étranger sous couvert de lutte contre le blanchiment d’argent. Or, les réglementations sont déjà très strictes. On est en train de se noyer dans un verre d’eau. En effet, les transferts sont déjà très encadrés. Nous avons affaire à de la crainte collective mais aussi à un sujet électoral qui a tourné au vinaigre lors des élections.

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Les transferts d’argent ne sont ils pas devenus un prétexte pour s’en prendre aux diasporas ?

Amina Zakhnouf : C’est une vieille maraude de l’extrême droite. Ils confortent les électeurs dans le stéréotype d’un étranger qui accumule des richesses en France et repart avec dans son pays d’origine. Cela fait partie d’un discours nauséabond de la politique française et européenne plus largement. On laisse penser que les diasporas profiteraient et ne contribueraient pas à la richesse nationale, ce qui est totalement faux évidemment. Derrière cette idée-là, on laisse penser que seuls les arabes et les noirs utilisent ce biais-là. Ce n’est pas la réalité. Toutes les communautés (chinoises, philippines, vietnamiennes) qui viennent en Europe ont recours aussi à ces transferts de fonds.  Il ne faut pas y voir un acharnement contre les communautés maghrébines particulièrement.

Connait-on la répartition de ces transferts de fonds ?

Amina Zakhnouf : La grande majorité sont pour des raisons familiales. Cela se fait de particulier à particulier. Ce sont des petites sommes qui permettent de subvenir à des besoins d’urgence (frais médicaux, de courses ou de scolarité). Un ticket moyen est de 250 à 300 euros. Les transferts de plus de 3000 euros sont marginaux. En règle générale, on va passer par des virements bancaires internationaux qui sont régulés par les autorités bancaires. Un membre de la diaspora va transférer par an en moyenne 1500 à 2000 euros maximum. C’est un jeu de volume de petites sommes qui peuvent faire la différence. Il ne faut pas y voir des transferts de fonds rocambolesques.

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L’idée du durcissement est de lutter contre le blanchiment et l’évasion fiscale. On parle même d’un FATCA européen (la Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA) est une loi américaine destinée à déceler les « personnes des États-Unis » qui ont recours à des comptes étrangers pour éviter le paiement de l’impôt américain, ndlr). Est ce réalisable en Europe ?

Amina Zakhnouf : Cela me semble compliqué quand on voit la difficulté des Américains à le mettre en place. Durcir la réglementation des transferts de fonds ne va que les pousser vers l’illégalité. Face à l’urgence, les personnes vont trouver des moyens d’envoyer des fonds par des voies informelles, sans passer par les circuits traditionnels. Cela aboutira à l’effet inverse, où l’on ne pourra plus maitriser ce flux économique. Mettre en place une FATCA européenne serait un coup de massue pour tous les étrangers en Europe, peu importe leur niveau professionnel ou leur qualification. Cela peut rendre rédhibitoire l’idée d’une France, pays d’immigration et d’attractivité. La France cherche à recruter des profils tech et d’innovations. Ceux-ci viennent du Maroc, de Tunisie, d’Inde et de Chine. Si l’on continue à serrer la vis, ces profils là iront ailleurs, aux Etats-Unis ou dans d’autres pays plus souples.

L’Espagne pratique la demande de « l’origine légitime des fonds ». Cela concerne t’il uniquement ce pays ?

Amina Zakhnouf : Tous les pays le font. Ils veulent savoir d’où vient l’argent et à qui il est destiné. Ce sont les plafonds qui sont différents. En France par exemple, les impôts vont demander les preuves de vos aides à vos ayant-droits (ascendants ou descendants), quand cela dépasse 3000 euros. Si on commence à le faire pour des sommes de 50 ou 100 euros, cela va devenir une usine à gaz monumentale en termes de bureaucratie et de gestion. Les retards dans les transferts vont pousser les gens vers l’informel qui sera plus simple et plus accessible. C’est normal de vouloir savoir l’origine et la destination mais il faut faire preuve de bon sens sur les montants et les conditions.

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N’y a t’il pas un manque de confiance de l’Europe sur les institutions financières et bancaires du Maroc ou des pays africains ?

Amina Zakhnouf : J’ai peur de cette perception très émotive des relations que l’on entretient avec la France ou des pays européens. En effet, nous ne sommes pas les seuls concernés par cette question. Les transferts de fonds sont internationaux (voir encadré). Il ne faut pas y voir une attaque personnelle. Il faut le comprendre comme un conservatisme des institutions bancaires et financières européennes face à tout mouvement qu’il ne maitriserait pas totalement. En conclusion, ce n’est pas un manque de confiance de nos institutions mais une volonté européenne de tout contrôler.

650 milliards de transferts d’argent dans le Monde en 2020

Selon la Banque Mondiale, en 2020, les transferts de fonds sont évalués à 650 milliards de dollars par an. L’Inde (83 milliards de dollars) arrive en tête suivi du Mexique (42), des Philippines (34) et de l’Egypte (29). Les pays européens ne sont pas en reste. La France a bénéficié de 25 milliards de transferts d’argent, soit plus que la Chine (18,9), l’Allemagne de 17,8, soit plus que le Vietnam (17) et la Belgique de 12 milliards de transferts d’argent en 2020, soit plus que le Maroc (7). Selon Infomigrants, les sommes expédiées par les migrants ont connu une hausse de 7,3% par rapport à 2020. Pour le Maghreb, on assiste à une hausse de 15,2%, du fait de la croissance de la zone euro. Selon l’African Institute of Remittances, les transferts de fonds de la diaspora africaine ont atteint 65 milliards de dollars soit l’équivalent du double de l’aide publique au développement des bailleurs de l’Afrique, à 29 milliards.