« Alp Services », maillon faible de la toile d’influence émiratie
Tribune de Sébastien Boussois, Docteur en sciences politiques, chercheur monde arabe et géopolitique, enseignant en relations internationales, collaborateur scientifique du CECID (Université Libre de Bruxelles), du CNAM Paris (Equipe Sécurité Défense) et du NORDIC CENTER FOR CONFLICT TRANSFORMATION (NCCT Stockholm)
La France est depuis des années un partenaire de choix pour la France : un partenaire politique, économique, militaire et énergétique privilégié mais également une cible prioritaire pour influencer les médias et défendre son agenda politique dans les colonnes éditoriales françaises. Faux comptes, journalistes véreux, médias viciés, des centaines d’articles ont été publiés pour défendre une vision, la vision d’Abu Dhabi sur le Moyen-Orient et surtout contre le Qatar, son principal concurrent de fortune.
L’article récent paru dans Médiapart et apportant nombre de preuves de l’ingérence permanente des Émirats arabes unis dans la vie publique française est en réalité un secret de polichinelle. Selon le journal d’investigation, c’est une « fuite de données » qui a révélé l’ingérence des EAU en France et montré la toile d’influence en France d’Abou Dhabi, via des société écrans, des pseudo centres de recherches, des experts à tout faire, d’anciens conseillers politiques et des journalistes. Pire, les méthodes utilisées seraient totalement illégales : espionnage, traque, cambriolages, etc.
Depuis des mois, le Qatar a été en permanence critiqué dans les médias français et plus largement européens. Certaines attaques sont certainement justifiées mais l’acharnement obsessionnel est devenu petit à petit suspicieux. Pendant tout le temps de la Coupe, la confédération émiratie, qui s’était fait très discrète — à raison ? –, n’avait pas été l’objet de critiques, d’attaques et de révélations sur ses agissements dans l’ombre en France. A dessein ? De toute évidence.
Ainsi, les récentes fuites de données mentionnent qu’une structure au moins aurait eu pour mission de publier ou d’influencer jusqu’à une centaine d’articles par an au nom d’Abu Dhabi, dont certains ont été publiés sous pseudos ou via de faux comptes.
On parle là d’un réseau d’influence en France agissant au nom des Emirats Arabes Unis pour diffuser des informations liant notamment le Qatar aux Frères musulmans, selon les médias français. Ce réseau est coordonné par la société d’intelligence économique basée en Suisse, Alp Services, fondée par un certain Mario Brero. Ainsi, le réseau a atteint des sommets de désinformation. Il serait à l’origine de la publication de l’édition anglaise et arabe du livre « Qatar Papers », qui accuse à tort le Qatar de financer des associations musulmanes en Europe. Ce livre a été publié par les journalistes Christian Chesnot, qui travaille à Radio France, et Georges Malbrunot, qui travaille au Figaro. Ce n’est pas la première fois que leur zèle anti-Qatar interroge. Le contexte de publication au plus fort de la crise du Conseil de coopération du Golfe, déclenchée en 2017 lorsque l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn et l’Égypte ont rompu leurs relations diplomatiques avec le Qatar, pouvait aussi interpeller, au-delà du buzz éditorial assuré d’avance.
Selon Mediapart, en novembre 2018, Brero aurait eu un dîner « en tête-à-tête » avec un soi-disant agent secret des Émirats arabes unis, « Mohammed », qui aurait « confié » à Brero trois « mandats importants pour un total de… 1 million d’euros ». L’un des contrats prévoyait qu’Alp Services mène des enquêtes approfondies sur les réseaux d’influence et les ‘lobbyistes, influenceurs et journalistes’ du Qatar dans l’Union européenne », indique le rapport. Un autre document cité par le site d’investigations indiquait qu’Alp avait l’intention de « contrer les actions de lobbying du Qatar au niveau de l’Union européenne ». Un des faux comptes portait le nom de Tany Klein. Klein avait publié 15 articles entre 2018 et 2021 contre le Qatar et les Frères musulmans.
D’autres noms apparaissent en vrac dans l’enquête depuis plusieurs semaines. C’est le cas du journaliste français d’origine algérienne Atmane Tazaghart, également ancien rédacteur en chef de la rédaction arabophone de la chaîne de télévision France 24. Tazaghart a écrit de nombreux articles critiques sur le Qatar « sous la direction » d’Abdelrahim Ali, une personne étroitement liée au président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et député égyptien. Il avait notamment cherché à trouver des soi-disant liens financiers entre l’ancien Premier ministre français François Fillon et le Qatar. Ce dernier avait également des liens avec Chesnot et Malbrunot, déjà cités plus haut.
A la même époque, Brero avait également été recommandé aux Émiratis par Roland Jacquard, un journaliste français d’origine libanaise et un conseiller occasionnel du gouvernement français qui prétendait être un expert de l’extrémisme des musulmans européens. Toujours selon l’enquête de Mediapart, des fichiers piratés ont permis de mettre la main sur des notes manuscrites de Jacquard préparant une campagne contre le Qatar et les islamistes français, et les dossiers financiers montrent qu’Alp lui a versé une commission de dix pour cent sur ses contrats émiratis. Alors qu’il travaillait pour le compte des Émirats Arabes Unis, Brero a enregistré également plus de cinq mille euros de paiements à Ian Hamel, le correspondant à Genève du magazine français Le Point et un acharné détracteur du Qatar, et cinq mille euros supplémentaires au journaliste français Louis de Raguenel, qui écrivait pour la droite au magazine Valeurs Actuelles. Les Emirats ont bien mis en place une vraie toile qui devrait petit à petit se retourner contre eux, tant les fils sont en train de casser de toutes parts.