« Notre but est de proposer un traitement honnête de l’information, où il n’y’a pas de coloration idéologique et politique », Abdou Semmar, rédacteur en chef d’Algérie Focus
Abdou Semmar incarne la nouvelle génération de journalistes algériens. Depuis 2011, il est le rédacteur en chef du site d’information Algérie Focus. Il nous livre sa vision du journalisme et les difficultés auxquelles il peut être confronté au quotidien. Fervent défenseur de la liberté et des droits de l’homme, il pose un regard très critique sur le régime actuel et l’élite du pays.
Kahina Bordji : Comment êtes- vous arrivé au journalisme ?
Abdou Semmar : Le journalisme en Algérie est né dans le sang et la protestation des révolutions d’octobre 88. Ensuite, il y a eu la guerre civile durant laquelle 250 journalistes ont été tués.
Donc, pour moi, être journaliste en Algérie est un métier à part. Comme le qualifiait Tahar Djaout (NDLR : écrivain, poète, romancier et journaliste assassiné en 1993) « Si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tu meurs. Alors dis et meurs ».
De plus, j’ai été profondément déçu par le fonctionnement de la presse algérienne classique. C’est une presse qui aime se qualifier de « démocratique » mais dont le fonctionnement n’obéit a aucun de ces idéaux.
A la fin des années 90, quand la paix est revenue, un nouveau régime s’est installé. Chaque média a commencé a être affilié à un lobby. Il n’avait pas le choix, sinon il ne pouvait plus exister. Je me retrouvais donc à défendre des lobbies dont je ne partageais pas les points de vue et contre lesquels je voulais m’engager et lutter.
Pour citer un exemple : une fois à El Watan, j’ai écrit un article sur le ministre de l’Environnement de l’époque. Il était également un grand homme d’affaires, très ami avec les actionnaires du journal. Je n’ai donc pas pu publier mon papier. El Watan est une institution en Algérie, mais je ne pouvais pas rester.
Vous vous sentez plus libre sur internet ?
Je suis un enfant des réseaux sociaux. Le web a modifié nos rapports aux lecteurs, notre pratique du métier. Internet nous a permis de nous émanciper, de nous libérer et de conquérir un nouveau public. Avant l’avènement de sites d’information, les Algériens étaient clairement déçus de la presse. Une presse complément déconnectée de la réalité et qui ignorait la jeunesse qui anime ce pays. Cette mutation : toute la presse algérienne est passée à côté.
Quels sont la ligne éditoriale et l’esprit d’Algérie Focus ?
Nous voulons créer une information indépendante, libre où le lecteur n’est pas considéré comme un être passif. Nous souhaitons de l’interactivité : le lecteur participe à la fabrication de l’information. Pour vous donner un exemple, lors des événements douloureux qui se sont déroulés dernièrement à Ghardaïa. Nous avons pu, grâce à des habitants, des blogueurs locaux qui ont filmé les témoignages des personnes torturées, exploiter ces éléments et être à l’avant- garde. Ce qui a obligé les autorités à réagir : un débat politique a eu lieu à l’Assemblée algérienne, et les policiers tortionnaires ont été sanctionnés.
Autre exemple : la mobilisation dans la ville de Ain Salah, dans le sud du pays, contre l’exploitation du gaz de schiste. Grâce aux locaux qui nous ont fourni des informations et notre travail sur place, nous avons pu médiatiser l’affaire et faire en sorte que les Algériens réagissent et se mobilisent. Auparavant, la plupart des Algériens ne savaient même pas ce qu’était le gaz de schiste.
Quelle est la différence avec la presse traditionnelle ?
Notre but est de proposer un traitement honnête de l’information, où il n’y’a pas de coloration idéologique et politique. Deuxièmement, faire bouger les lignes. J’ai fait de la télévision et on me l’a dit clairement, il y a deux choses en Algérie qu’on ne doit pas évoquer : le sort du Sahara et la santé du président de la république Abdelaziz Bouteflika ! Mais sur internet, tout est permis.
Les autorités algériennes tentent-elles de vous discréditer ?
Il existe sur la toile ce qu’on appelle « la division électronique des services secrets algériens ». Elle a été créée en 2014, au moment du troisième mandat de Bouteflika, pour discréditer les opposants au régime, mais aussi pour limiter leurs influences sur l’opinion publique.
Des milliards ont été déboursés pour lancer des chaînes de télévision afin de détourner le peuple de ce qu’il se passe sur la toile. Cela n’a servi à rien ! Ces cercles occultes activent des pages sur les réseaux sociaux, des pages par exemple islamo- conservatrices, pour nous accuser des pires maux.
Que les gens ne soient pas d’accord avec nous c’est le propre de la démocratie. Que les gens tentent de nous faire dire ce que nous n’avons pas dit c’est autre chose. Nous n’avons jamais dit que l’islam était mauvais. Nous en défendons les valeurs, mais soumettre notre religion à la critique rationnelle ce n’est pas du blasphème. Sans parler des menaces de mort que nous recevons régulièrement. D’ailleurs récemment Reporters sans frontières a écrit un communiqué de soutien, je les en remercie vivement.
Quel regard les Algériens posent sur cette nouvelle pratique du journalisme ?
Il est vrai que l’Algérien n’est pas préparé à cette nouvelle façon de faire du journalisme. Par exemple, quand je m’affiche dans des vidéos pour défendre les droits des homosexuels, cela choque énormément. Le journaliste est comme le porteur de la flamme olympique. Il ne porte pas uniquement les espoirs de la société mais aussi ses inquiétudes, ses angoisses et ses hypocrisies.
Je ne fais pas un journalisme qui caresse dans le sens du poil. Je veux pousser les gens à réfléchir et faire changer les idées reçues. Je peux avoir tort parfois mais peu importe, le plus important, c'est de lancer un débat.
Propos recueillis par Kahina Bordji