« L’Algérien découvre sa citoyenneté, il ne sera plus tétanisé »
Figure de l’opposition, Soufiane Djilali, président du parti Jil Jadid (nouvelle génération), appelle depuis des années à la construction d’un Etat de droit. Très présent sur le terrain, il a toujours eu à cœur d’aller à la rencontre du peuple. Avec la mobilisation populaire que connait le pays depuis des semaines, il est devenu une des personnalités politiques incontournables de cette révolution du sourire. Dans cet entretien, il décrypte pour nous la situation actuelle et les perspectives possibles.
LCDL : Après 10 semaines de mobilisation, quel constat pouvons nous faire à la fois du côté de la rue mais aussi du côté politique ?
Soufiane Djilali : Pour ce qui concerne le mouvement populaire, c’est tout à fait normal, qu’après des années et des années d’interdiction d’expression, la rue a finalement explosé.
Le 22 février a permis à l’Algérien de dépasser sa peur, de se découvrir, de comprendre qu’au final le peuple a un mot à dire. Bien sûr c’est accompagné d’une euphorie, et cela aussi c’est normal. Quand vous avez été bâillonné pendant des décennies, eh bien, déchirer ce bâillon c’est déjà un cri qui sort du fin fond de vos entrailles.
Mais suite à cela, il y’a toujours le retour au réel. Alors, si on ne s’arrête qu’aux sentiments, les gens sont un peu dans une forme de questionnement ce qui est normal. Ils voulaient le départ du système, et puis là maintenant ils ont l’impression que le système ne s’arrache pas aussi facilement. Il y’a une forme de doute, de déception, d’impatience.
Si on prend le temps de réfléchir, on s’apercevra qu’il y’a quand même eu des résultats incroyables, qu’on oublie un peu trop vite. On a mis fin au règne de Bouteflika qui était appelé à se perpétuer. On a mis fin à un centre de décisions politiques. Et enfin, on a arrêté une série d’hommes d’affaires qui se servait de l’Algérie comme de leur bien personnel. Le système essaye de maintenir ses équilibres internes, tente d’éviter que tout s’effondre, et de se renouveler, mais tout cela est devenu vain.
Du côté de la mobilisation populaire, on a le sentiment que le temps passe, que les choses n’avancent plus. Il ne faut pas oublier que du côté du pouvoir le temps passe aussi. Il n’arrive plus à se renouveler et donc, actuellement, il n’a plus aucune légitimité. Donc petit à petit, la rue qui était en euphorie commence maintenant à se refroidir.
Elle a aussi engorgé des gains dont elle ne soupçonne pas encore les résultats. Ils se traduiront sur le plan politique dans les semaines, les mois et les années à venir. Il y’a eu un tournant incroyable. Il faut comprendre la différence entre un régime politique qui s’est effondré, et un Etat qui ne peut pas être délogé. Dans ce second cas, on se retrouverait dans le vide et l’anarchie. Les Algériens se sont découverts le 22 février, car ils ne se connaissaient pas avant. De la même manière, ils ont fait quelque chose dont ils ignorent le résultat, résultat qu’ils ne verront que dans un certain temps.
Pendant des décennies cette société s’est construite, mais à l’insu des Algériens. Cette société que les Algériens ont découverte, vient elle-même d’enclencher un changement très profond. C’est ce qu’on peut appeler un décalage de conscience, entre ce qui se passe dans le réel, et dans l’imaginaire.
Maintenant au niveau du système, il a compris qu’il était déjà condamné. Il tente de s’aménager une porte de sortie, la plus sécurisante pour lui. Il veut essayer de ne pas aller vers le désastre total, c’est-à-dire, l’effondrement de l’Etat. Il a aussi ses anciens réflexes, autrement dit, maintenir tout le système en place avec le moins de changement possible. Fondamentalement, il sait qu’il est fini.
Le mouvement populaire manifeste de plus en plus le souhait d’un relais politique, car sans cela il a peur que la transformation politique ne se fasse pas, alors comment répondre à cette attente ?
C’est tout à fait naturel qu’il y ait ce besoin là. Il ne faut pas être trop pressé, il faut lui donner le temps d’apparaitre. Et c’est là qu’il y’a deux grandes approches. L’une dit que le mouvement doit rapidement se donner des représentants, pour qu’ils puissent défendre le point de vue de la rue. L’autre approche dit que la rue ne doit pas se donner des représentants.
Autrement dit, il faut mettre en place des règles, ceci afin de permettre au peuple de s’exprimer au travers d’élections. Au final, le peuple réclame la démocratie, mais il ne faut pas exiger du peuple qu’il ait des représentants uniques. Cela signifierait, que le peuple s’organise dans un parti unique, est-ce que cela a un sens ? Le peuple qui s’entend sur la même revendication: le changement de système, ne peut pas être unique dans sa représentation politique. Dans cette phase de transition, il va falloir mettre en place les mécanismes pour que le peuple puisse s’exprimer. Autrement dit, qu’il choisisse ses dirigeants, qui vont être de tendances différentes, puisqu’on veut la pluralité.
Les Algériens pensaient qu’il suffisait de crier à l’unisson le souhait du changement, pour que le changement se fasse. Les choses ne se passent pas ainsi. Ce qui fera le réel changement, c’est lorsque le peuple sera en capacité de se donner des représentants dans un cadre institutionnel. Autrement dit, élire les députés, les sénateurs, le président de la République, les maires, et c’est ainsi que ce besoin démocratique va se concrétiser.
Le rôle de la société politique; les partis, les syndicats, les associations, c’est de s’entendre sur les règles qui permettront au peuple de se donner des représentants correspondant à sa vision. On aura un peuple qui se sera mis d’accord sur la nécessité d’un changement, qui devra devenir un électorat réparti entre les différents courants: démocrate, islamiste, laïc, travailleur. C’est ainsi, que le peuple un, deviendra multiple.
Pour le moment, on ne peut pas attendre que les 20 millions d’Algériens dans la rue se donnent eux-mêmes un unique représentant. Une démocratie c’est un peuple qui se choisit des institutions, et ensuite, des représentants dans ces institutions. Si on est démocrate, il faut donc aller vers une représentation à travers les urnes.
Il y a dans l’histoire politique de l’Algérie une forte présence de l’instance militaire, autrement dit il n’y a pas de réel clivage entre le pouvoir politique et le pouvoir militaire. Depuis la fin du régime de Bouteflika l’état-major s’exprime au nom de qui ?
L’Etat algérien moderne s’est construit autour de l’institution militaire. C’était pas un choix, mais la seule possibilité de construire un Etat avec ce qui était déjà organisé. Ensuite, l’armée pendant longtemps, a eu une attitude paternaliste. Les civils n’offraient rien de sérieux, il n’y’avait aucune autre alternative. La croyance très ancrée chez les militaires de cette époque-là, venait des anciens maquisards qui ont pris les armes. Selon eux, ils sont ceux qui ont libéré le pays. C’est donc cette confusion qui a fait que l’instance militaire a naturellement été à la tête du pays.
Par la suite, les complications sont arrivées. En 1988, il y’a eu de grands conflits et face à cela l’armée a décidé de laisser le pays se débrouiller entre les différents partis et s’est donc retirée. Très vite après, les dérapages ont commencé, l’armée a décidé de reprendre le pouvoir, car elle voyait que la gestion du pouvoir était médiocre. Et c'est là, que les militaires sont rentrés en conflit avec les islamistes et qu’ils ont appris à gérer le terrorisme. A la sortie du terrorisme, leurs discours consistait à dire :"nous avons nettoyé le pays. Maintenant, vous allez vous débrouiller et nous ramener quelqu’un à la tête du pays", et c’est là que Bouteflika est arrivé. On lui a remis les clés du pays, l’armée s’est retirée et elle a décidé de se concentrer sur la professionnalisation de l’armée, et Bouteflika a fait ce qu’il voulait.
Le souci c’est que pendant 20 ans, il y a eu beaucoup d’argent. La rente pétrolière a financé l’instance militaire, donc de leur côté ils étaient heureux. Ils n’avaient plus la gestion du politique, mais ils avaient tous les avantages et moyens. L’opposition n’avait pas le droit de dire quoi que ce soit, l’armée lui avait interdit toute expression, c’était Bouteflika et personne d’autre.
Malheureusement pour eux, le président les a conduits directement à l’impasse actuelle, puisqu’ils sont face au vide qu’ils ont créé. Ils espèrent qu’une solution va apparaitre quelque part, une solution qui ne les mouillera pas trop non plus. Les Algériens comprennent qu’en dehors de l’armée, il n’y’a rien de sérieux. Il n’y’a plus de présidence, plus d’institutions ni de Parlement, et les partis du système comme le FLN et le RND sont détruits.
On se retrouve donc avec la rue et en face l’état-major qui n’a pas envie que ce face-à-face avec le peuple perdure. Mais il ne sait vraiment pas quoi faire. L’armée veut le changement, mais pas avec n’importe qui. Des propositions ont été faites mais la rue les a toutes refusées. Petit à petit, ces différentes forces vont s’équilibrer, et on va sortir de cette situation. Finalement, on comprend que la fonction fait l’organe. Fonctionnellement, pour que le pays survive, il doit avoir un organe, eh bien celui-ci finira par émerger.
On assiste actuellement à une série de procès à l’encontre d’hommes très influents sous l’ère Bouteflika. S’agit-il de règlements de compte, ou bien, l'état-major tente-t-il de calmer le peuple en lui offrant un semblant de justice ?
Il y’a effectivement une utilisation politicienne de ces procès. Mais, c’est aussi clairement des règlements de compte. L’état-major considère que ces hommes-là sont les responsables de la situation actuelle, et qu’ils doivent donc payer. La conséquence de tout cela, c’est que des dossiers apparaissent, on parle de sommes d’argent faramineuses. Les juges sont aussi contents, puisque le feu vert leur a été donné, ils retrouvent donc leur pouvoir.
Ils ont voulu se débarrasser de certaines personnes au travers de ces règlements de compte, et ils veulent aussi calmer le peuple. En même temps, cette justice qui s’est mise en marche, on se demande jusqu’où elle va aller. En tant que citoyen de ce pays, je me dis tant mieux, car on met fin à ce système, à des gens qui ont été sans scrupule.
On a le sentiment que la ferveur commence à retomber du côté du peuple, vers quoi se dirige-t-on concernant les mois à venir ?
C’est normal, les gens entament un retour vers le réel, ils commencent à être désillusionnés, il y’a aussi de la frustration. Mais, d’autres personnes, trouvent que quelque chose d’incroyable a été accomplie. Ils se demandent que peut-on faire de plus ? C’est ainsi, que dans les mois à venir, des partis vont être créés, des initiatives citoyennes également, d’autres vont rejoindre des partis déjà existants. Cette prise de conscience naissante, constitue un véritable gain. Le pouvoir actuel d’ici le 4 juillet n’aura pas d’autres solutions que de passer à autre chose. Ce qui permettra de préparer le terrain à un nouveau régime. Cela va prendre du temps, sûrement 6 mois, 1 an, 2 ans voire plus, mais on est dans une dynamique de changement. L’Algérien découvre sa citoyenneté et la politique, et dorénavant il ne sera plus tétanisé.