Belkacem Boukhrouf : « Nos gouvernants sont myopes en matière de perspectives économiques »

 Belkacem Boukhrouf : « Nos gouvernants sont myopes en matière de perspectives économiques »

Belkacem Boukhrouf


Economiste et enseignant à l’université de Tizi Ouzou, Belkacem Boukhrouf est un observateur averti de l’actualité algérienne et un habitué des plateaux télévisés. La différence entre les plans présentés par le Premier ministre Ahmed Ouyahia et son prédécesseur, Abdelmadjid Tebboune ? Aucune ou presque. C’est plutôt dans leur style que les deux hommes diffèrent avec un Ouyahia « plus tacticien et fourbe », selon Boukhrouf. Les réformes promises par le gouvernement ? L'universitaire n’y croit pas trop, en les trouvant « souvent précipitées et non contextualisées ». Et comme beaucoup d’économistes, il doute de la justesse d’un recours à « la planche à billets » qui ne manquera pas d’aggraver un taux d’inflation déjà assez élevé. Entretien.


LCDL : Le Premier ministre Ahmed Ouyahia a présenté son plan d’action devant le conseil national après l’avoir exposé à l’Assemblée populaire nationale (APN), il y a quelques jours. En quoi se différencie-t-il de celui d’Abdelmadjid Tebboune ?


Belkacem Boukhrouf : Il convient de signaler, de prime abord, que les deux programmes, celui d’Ouyahia comme celui de son prédécesseur Tebboune, s’inscrivent dans la continuité de la mise en œuvre du programme du président de la République dont le financement public élargi a toujours constitué le leitmotiv.


Les programmes, dans leur ensemble, n’ont pas différé, excepté quelques jeux de style propre à Ouyahia, très porté sur une certaine radicalité actionnelle que l’on n’a pas connu au premier. L’aspect politisé, manquant au profil de Tebboune et renforcé chez Ouyahia, a fait la différence.


Tebboune et Ouyahia ont énoncé les mêmes velléités de réformes au plan institutionnel et politique. Ce qui les différencie, c’est leur façon de faire face à la crise économique et financière.


Dans son programme économique, Tebboune a promis d’œuvrer à la modernisation des finances publiques et du système bancaire,  l'assainissement de la sphère économique et la promotion de l'investissement, et la valorisation de toutes les richesses du pays. S’agissant de l’assainissement de la sphère économique, il a préféré le face-à-face avec le patronat cherchant à endiguer le siphonage de l’argent public ; ce qui lui a valu son départ.


Plus tacticien et fourbe, Ouyahia use d’autres tournures de style : son gouvernement n’assainira pas la sphère économique (entendre par là la lutte contre la corruption) mais promet l’amélioration du climat des affaires ; son gouvernement ne cherchera pas l’argent dans les poches de grosses fortunes industrielles mais leur en rajoutera pour ne pas gripper la machine économique ; son gouvernement ne captera pas l’épargne via l’emprunt obligataire mais créera ses propres besoins en monnaie via ce qu’il appelle « la planche à billets ».


Des nuances qui en disent long sur la difficulté des réformes et le degré de résistances des tenants de la décision économique en Algérie.


Selon vous, ce plan est-il fiable et peut-il apporter des solutions  à la crise que connait le pays depuis 3 ans?


La fiabilité d’un plan se mesure, en réalité, à postériori et non à priori. Ce serait spéculation et professions aléatoires que d’envisager le succès ou l’échec des plans échafaudés. L’exécution d’un plan économique, d’une stratégie industrielle ou d’une réforme institutionnelle suppose un jeu d’acteurs où des rapports de forces politiques, institutionnels, sociologiques et financiers entrent en jeu. De ce fait, c’est dans le consensus des forces en présence que dépendra leur aboutissement.


La volonté politique des dirigeants est l’ingrédient fondamental qui autorise une visibilité du cap entrepris par le gouvernement. Or, à y regarder, les réformes envisagées sont de nature hasardeuse, souvent précipitées et non contextualisées. Elles relèvent non pas d’un plan global réfléchi mais d’une réaction, au coup par coup, à une situation survenue. Le manque de culture stratégique et d’efforts de prospective chez nos gouvernants les a fait myope en matière de perspectives économiques et de développement : personne parmi nos gouvernants ne sait que sera l’Algérie de 2025 ou de 2050. On navigue à vue.


De l’avis de nombre d’observateurs, la seule nouveauté du plan d’action du gouvernement est le recours au financement non conventionnel. Partagez-vous le scepticisme, voire l’inquiétude de bon nombre d’économistes qui n’ont pas hésité à tirer la sonnette d’alarme sur les conséquences de cette décision?


Il est tout à fait normal que le scepticisme gagne l’opinion publique et les experts en matière économique et financière.


Des pays comme l’Allemagne, conscients du risque que représente le financement non conventionnel sur la performance économique et le développement social ont inscrit, dans leur constitution, l’interdiction du recours à ce genre de financements.


Le scepticisme se rapporte notamment aux capacités limitées du gouvernement à encadrer une telle mesure et à limiter ses effets notamment sur l’inflation et sur le pouvoir d’achat des ménages, déjà trop grevé par les réformes fiscales des deux dernières lois de finances.


L’absence d’un arsenal juridique contraignant et surtout l’approche fantasmagorique ayant accompagné l’introduction du débat sur la « planche à billets » dans l’opinion publique et dans les institutions, laissent présager une difficulté à en maitriser les effets.


Aussi, étaler une telle mesure sur cinq années en rajoute au risque déjà grandissant. Trois années auraient suffi pour une telle mesure.


Le recours à la planche à billets n’est pas quelque part une solution de facilité à laquelle a opté le gouvernement, incapable de bâtir une économie diversifiée et réellement productive ?


Contrairement à ce que l’on pense, le gouvernement d’Ouyahia n’a pas inventé cette solution mais a juste copié (certainement après consultation de ses conseillers imbus et trop complexés par la suprématie du modèle économique anglo-saxon) le procédé adopté par la FED (Réserve Fédérale Américaine) et la BCE (Banque centrale européenne) à l’avènement de la crise financière à partir de 2007.


Ces deux institutions, faisant face au grippage du marché interbancaire et à la contraction des liquidités en circulation dans le circuit financier et économique, ont pris des mesures d’allégements et des réformes rentrant dans le cadre du financement non conventionnel. L’injection des liquidités s’est fait de manière encadrée et contrôlée et s’est fait, surtout, en doses ciblées. L’effet était limité vu le taux d’inflation faible dans ces économies.


L’Algérie ne présente pas le même contexte : les liquidités sont captées et thésaurisées et l’Etat est incapable de les réintroduire dans le circuit et j’en veux pour preuve, l’échec de l’Etat dans l’opération de l’emprunt obligataire et dans l’opération de l’amnistie fiscale ; le taux d’inflation est déjà trop élevé et un niveau élevé de liquidités supplémentaires va aggraver la situation ; les dispositifs d’encadrement et de contrôle sont quasi-inexistants et, de ce fait, l’on restera dans le statu quo financier.


Pourquoi le gouvernement ne puise-t-il pas dans les réserves de change qui sont estimées à un peu plus de 100 milliards de dollars ? 


L’Etat algérien est à l’image de son peuple. Il est méfiant, sceptique et n’aimant pas le risque. Les ménages thésaurisent de l’argent de manière précautionneuse et pour pallier aux aléas de l’avenir et le gouvernement en fait autant avec le volume des réserves de change restant.


 C’est aussi un révélateur que le gouvernement est incapable d’innover ou d’agir de manière rationnelle en matière de dépenses publiques.


En toute logique, le gouvernement aurait agi sur deux leviers pour endiguer les finances publiques : primo, baisser le niveau des dépenses en rationnalisant les coûts de transaction institutionnelles, les institutions étant très budgétivores et réviser les contours des transferts sociaux par la réforme du système des subventions, des retraites et des allocations, le fonds spécial des retraites (FSR) conçu pour payer les pensions des commis de l’Etat et du personnel des institutions étant, à lui seul, un véritable gouffre financier. 


Secundo, augmenter le volume des recettes en libérant l’initiative économique et industrielle, débureaucratiser l’acte d’investir et se libérer des dogmes paternalistes et des visions archaïques en matière de développement. 


Propos recueillis par Yacine Ouchikh