Aïd el-Fitr en Tunisie : Les vœux très politiques du président Kais Saïed

 Aïd el-Fitr en Tunisie : Les vœux très politiques du président Kais Saïed

Dans son allocution présidentielle à l’occasion des vœux de l’Aïd el-Fitr, Kais Saïed n’a pas manqué d’adresser plusieurs messages éminemment politiques, dont certains sous forme d’avertissement en direction d’une opposition putschiste sans la nommer, et d’autres sous forme de rappel à l’ordre au président du Parlement.

 

Le moins que l’on puisse dire est que tant du point de vue de la forme que du contenu, ces premiers vœux de l’Aïd du président Saïed avaient de quoi surprendre. Pendant 16 longues minutes, le chef de l’Etat qui entame son deuxième semestre au pouvoir n’a visiblement pas pu résister à son exercice favori, fidèle à une ligne pro révolutionnaire souvent absconse, qui affectionne les allusions à un ennemi intérieur.

Une rhétorique qui commence déjà à lasser jusque dans son propre camp qui a fait preuve ce weekend d’une certaine auto-dérision :

« Mais qu’a-t-on fait au bon dieu pour mériter un président aussi déprimant ?! Tous les chefs d’Etat s’adressent à leurs peuples lors des fêtes en adoptant un discours simple auquel ils peuvent s’identifier, des mots rassurants, festifs, joviaux et sereins… Au lieu de cela il nous casse les oreilles avec un arabe littéraire que nul ne comprend chez les classes populaires sinistrées. Mais de quoi parle-t-il au juste ? « Des entités semant le trouble », « un seul président à l’intérieur comme à l’international » Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Mais parle-nous plutôt de pâtisseries et baklavas, c’est le jour de l’Aïd bon sang ! », s’est ainsi exclamée Mariem L’heni, jeune militante politique et associative.

C’est que le président a fait la part belle aux insinuations les plus solennelles tout en reconnaissant que « l’occasion ne s’y prête pas », une formule à travers laquelle on fait mine de nier ce que l’on affirme. Après un bref hommage aux corps médicaux et sécuritaires et quelques amabilités d’usage sur la bénédiction de l’Aïd ainsi que « les circonstances exceptionnelles » dans lesquelles il s’est déroulé cette année, Saïed va se livrer à une longue tirade que seuls les observateurs rompus à la vie politique tunisienne peuvent tenter de décrypter :

« L’Aïd est revenu alors que certains se sont retirés non dans les mosquées qui étaient fermées, mais pour fomenter des complots, sous l’emprise de desseins sombres et haineux.

Certains sont nostalgiques du passé, désireux de revenir en arrière, certains se réjouissent d’atteindre leurs objectifs, ce dont ils rêvent, tandis que d’autres sont malheureusement en proie à l’hypocrisie, au mensonge et à la calomnie. Ceux qui sont désignés par le tout puissant comme « ayant la maladie au cœur ». L’un des nombreux miracles du Coran consiste d’ailleurs à réserver le terme maladie à ceux qui sont atteints par la maladie de l’âme. La circonstance n’est pas appropriée pour répondre à ceux-là alors que nous nous apprêtons à célébrer l’Aïd el-Fitr, qu’il soit béni pour tous. Mais quiconque planifie le chaos et veut détruire par le feu les biens de ce peuple, sera sûrement le premier à être brûlé par les flammes », a mystérieusement lancé le président, non sans laisser un arrière-goût anxiogène à ceux qui l’écoutaient en cette journée pourtant à l’ambiance printanière et bon-enfant du déconfinement.

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L’ennemi intérieur, leitmotiv des pouvoirs populistes

A qui peut bien renvoyer ce « certains » et ce « ils » omniprésent dans le style discursif du président Saïed depuis son avènement au pouvoir, lui qui fut pourtant si bien élu, à 72% des suffrages ?

La crise liée au Coronavirus ne déroge pas à la règle : comme à chaque fois que l’Etat est affaibli, cela fait 10 ans en Tunisie que l’on assiste à des tentatives de création de divers projets autour du même lexique « front du sauvetage » et autres « fronts progressistes du Salut ».

Dans les faits, très peu aboutissent à quoi que ce soit, et la plupart demeurent des épiphénomènes facebookiens. En l’occurrence, cela fait plusieurs semaines qu’un groupe d’agitateurs formé autour du controversé avocat Imed Ben Halima et du vidéo blogueur résident en Suisse, Ben Arfa, promettent une vague dégagiste en marge de la crise économique de la covid-19. Une initiative qui vise d’ailleurs davantage les islamistes d’Ennahdha que l’autorité du président Kais Saïed, épargné par ces personnages en majorité excentriques.

De là à leur consacrer un pan entier d’un discours présidentiel un jour de fête de l’Aïd, il y a là une surestimation et une incompréhension manifeste des gesticulations numériques qui sont le pain quotidien des services, et dont les conseillers politiques d’un chef d’Etat ne devraient même pas l’encombrer.

S’il est vrai que la fragile démocratie tunisienne n’a pas encore 10 ans, une fois de plus Carthage sous Saïed peine à se départir d’un discours victimaire où le numéro 1 de l’exécutif se présente comme faisant l’objet d’obscures velléités de coups d’Etat permanents.

« Que chacun sache que l’État tunisien est un et indivisible, et qu’il a un seul et même président à l’intérieur comme à l’étranger. »

Sans doute autrement plus à-propos, cette phrase prononcée en dernière partie de l’allocution est une pique évidente censée rappeler à l’ordre le président d’Ennahdha et président de l’Assemblée, Rached Ghannouchi. Ce dernier avait en effet fait polémique la même semaine en félicitant le libyen Fayez el-Sarraj pour de récentes reconquêtes militaires. Quoique sur le fond, il n’est un secret pour personne que le président Saïed partage le même enthousiasme partisan en faveur du GNA de Sarraj.