Ahmed Mestiri, un mixage d’orgueil, de conviction et d’obstination

 Ahmed Mestiri, un mixage d’orgueil, de conviction et d’obstination

Ahmed Mestiri arrivant à l’Assemblée constituante pour une réunion, dans le cadre du dialogue entre les islamistes au pouvoir et l’opposition, visant à mettre fin à une crise politique de deux mois, le 2 novembre 2013 à Tunis. FETHI BELAID / AFP

Décès de Ahmed Mestiri, une des grandes figures de la politique gouvernementale postindépendance et de l’opposition sous Ben Ali.

 

Ahmed Mestiri en est venu à la politique, comme il le disait lui-même dans son livre Témoignage pour l’histoire, publié en 2011 après la Révolution, dès son jeune âge, grâce à deux faits majeurs de son vécu. Grâce d’abord à l’environnement familial. C’est son grand-père Hamouda, qui le premier parmi ses ascendants à se lancer dans l’engagement politique en participant avec Cheikh Abdelaziz Thaâlbi en 1920 à la fondation du Parti libéral constitutionnaliste tunisien, le Destour. D’ailleurs, la première réunion de la commission exécutive de ce parti a eu lieu à La Marsa au domicile de son grand-père. Grâce ensuite, et surtout pour l’adolescent qu’il était, à « El Hanout » (la boutique), un local attenant au domicile de ses parents à La Marsa. Une sorte de cercle politique qui a vu passer des protagonistes divers et plusieurs visiteurs prestigieux, comme Bourguiba, Tahar Sfar ou Tahar Ben Ammar. A l’époque, les gens d’un certain rang social ne tenaient pas à s’attabler dans les cafés avec le commun des mortels, ils préféraient se réunir dans des magasins ou salons de l’un d’eux. Il a eu alors la chance d’assister à des « joutes oratoires improvisées » et des débats vifs. Cette atmosphère l’a marqué à vie. « C’est la famille, disait-il, qui m’a inoculé le « virus de la politique » » (p.17).

Ahmed Mestiri est en effet issu d’une famille bourgeoise de Tunis dont l’ancêtre El Hadj Frej Marzouk, venant de la ville de Monastir à la fin du XVIIIe siècle, s’est installé avec son fils, à Tunis, près du quartier populaire de Bab Souika. D’où le patronyme de « Monastiri » qu’on lui a collé. Le mot « Monsatiri », qui le désignait dans son bulletin de naissance, au collège Sadiki et dans le diplôme du baccalauréat au Lycée Carnot, est devenu par la suite officiellement « Mestiri », profitant d’une loi sur le nom patronymique, lors de son inscription à l’ordre des avocats. El Haj Frej et son fils ont acheté deux propriétés agricoles dans la région de Mateur (1800 ha et 50 ha). Par suite des héritages successifs, le père de Ahmed Mestiri, Tahar, agriculteur toute sa vie, a hérité de 120 hectares dans l’une et 50 ha dans l’autre. Il avait cinq garçons et deux filles. La mère de Ahmed Mestiri, Khadija Chenik appartient à une grande famille aristocratique, petite-fille d’un grand Cadhi. Le père, soucieux d’éducation, décide d’envoyer deux de ses fils poursuivre leurs études universitaires à l’étranger, sans pouvoir bénéficier de bourses, car n’étant pas fils de fonctionnaire salarié, mais d’agriculteur aisé.

Engagement politique

Il était élève méritant à l’école de la rue du Tribunal à Tunis. Au collège Sadiki, il se liera, d’amitié avec Taieb Mehiri.  Etudes de droit à Paris. Bien que sa famille reste foncièrement attachée au Vieux-Destour, il jettera l’ancre sur le Néo-Destour. Sa famille est scandalisée, car on appelait le Néo-Destour le parti des Zoufris (voyous). « Faire d’un Mestiri un néo-destourien, c’était quelque chose », remarquera Bourguiba lui-même. En 1949, Mestiri termine ses études, s’inscrit au barreau à Tunis et commence à militer au sein de la Fédération de Tunis du Néo-Destour. Il n’a jamais oublié sa première rencontre avec Bourguiba qui le séduit par ses méthodes d’action politique, sa logique, sa capacité d’analyse et son enthousiasme.

En 1956, il est nommé par Bourguiba ministre de la Justice. Mestiri n’avait que 31 ans. Bourguiba voulait, à travers lui, rassurer la bourgeoisie tunisoise. Mestiri participe ainsi à l’abolition des tribunaux hérités du protectorat et à l’abolition des tribunaux islamiques, à la promulgation du code du statut personnel (CSP) qui mettra un terme à la polygamie, à la répudiation et établit le divorce, et à la liquidation des habous. Après la justice, le voilà ministre des Finances, ministère dans lequel il aura des rapports ombrageux avec Hédi Nouira, alors gouverneur de la Banque centrale, et le Premier ministre Bahi Ladgham. Ecarté du gouvernement, il est affecté à la diplomatie. C’est la traversée du désert. Il sera successivement ambassadeur à Moscou, au Caire et à Alger, ambassades réputées difficiles à l’époque en raison de la politique extérieure tunisienne. Mestiri s’en sort honorablement, dit-on. Il revient au gouvernement en 1966 pour occuper le département de la Défense. Il élabore un statut pour l’armée tunisienne, rajeunit ses cadres, crée l’Académie militaire, conçoit le principe de la défense populaire en Tunisie. Il est arrivé à gagner l’estime des soldats et des officiers.

En 1968, il démissionne publiquement du gouvernement et se fait congédier par le parti. Obstiné et ambitieux, il se dispute avec Bourguiba, parce qu’il n’accepte pas l’expérience collectiviste d’Ahmed Ben Salah. D’après lui, la nouvelle politique tunisienne aurait dû être précédée d’un débat réellement démocratique. Mais la pratique du pouvoir est ce qu’elle est. Mestiri n’est d’ailleurs pas contre le pouvoir fort. Mais ce pouvoir doit être, d’après lui, précédé d’un assentiment libre. C’est sans doute aussi pour lui une question de dignité et de conviction. En 1970, deux ans après cette démission fracassante, Mestiri revient de nouveau au gouvernement pour diriger le ministère de l’Intérieur. Il pose entre autres conditions l’évincement de Hamadi Senoussi, le ministre de la Justice, qui a émis quelques critiques lorsque Mestiri a démissionné en 1968 du ministère de la Justice. Ce qui fut fait. On désigne H. Senoussi à la tête du tribunal administratif. Il pose comme autre condition une politique de libéralisation des structures du parti et de l’Etat. On la lui promet aussi.

Pour la libéralisation du régime

Mestiri avait plaidé lors du 8e Congrès du parti à Monastir pour une libéralisation du régime. Il avait proposé que le parti ne soit plus un parti présidentiel, qu’une direction collégiale prenne sa tête et que les libertés de l’individu et de la presse soient garanties. Bourguiba réagit vigoureusement en démettant Mestiri de toute activité au sein du parti et en faisant élire les quatorze membres du bureau politique sur une liste de vingt noms tous choisis par lui. Mestiri entre définitivement en dissidence.

Avec d’autres dissidents du Néo-Destour et descendants de vieilles familles tunisoises, Hassib Ben Ammar, Béji Caïd Essebsi (même si Essebsi n’y a pas fait partie), Mustapha Ben Jaâfar, il fonde en 1977 le Mouvement des Démocrates Socialistes (MDS) qui choisit un discours porté sur la légalité, le respect des procédures et des libertés publiques et sur la représentativité de l’opposition.

En 1981, Mestiri soutient la politique d’ouverture du pouvoir vers le multipartisme, annoncée au congrès du PSD. Il lance en novembre 1981 son parti aux élections législatives anticipées « dans le seul but, dira-t-il, de contribuer à la concrétisation du choix démocratique dans le pays ». Au cours de deux rencontres avec Mohamed Mzali, le Premier ministre, celui-ci le rassure quant à la régularité du scrutin. Le jour même des élections, il se désillusionne. A midi, il décide de retirer tous les candidats MDS des élections. Le pouvoir a bel et bien décidé de frauder dans ces élections. Mestiri « accuse » le pouvoir d’avoir  falsifié les résultats du scrutin, preuves à l’appui, au cours d’une célèbre conférence de presse. En 1982, Mestiri a été invité par le pouvoir à participer, à titre personnel, à la consultation au sujet du VIe Plan de la Tunisie. Refus de Mestiri. En 1983, suite à une déclaration de Mansour Moalla à la presse au sujet de l’opposition, Mestiri a eu l’occasion d’exprimer sa conception de la charge de ministre.

Le 7 novembre déboussole la morphologie politique de l’opposition. Le MDS n’y échappe pas. Mestiri soutient, comme tous les partis de l’opposition, les réformes politiques et le projet démocratique de Ben Ali. C’est après tout, devait-il se demander, mon propre programme politique. Mais, de plus, il n’est pas sans considération pour le personnage Ben Ali qu’il trouve « sincère ». Pourtant, après le 7 novembre, il a refusé peut-être encore obstinément la proposition du pouvoir de constituer, avec d’autres partis de l’opposition, des listes uniques sur la base du Pacte national lors des élections législatives générales anticipées. Il était sans doute motivé par le flux électoral de 1981 en sa faveur. Il justifiait son refus de cette liste unique par l’entrave au débat démocratique et au multipartisme. Il est vrai qu’à partir d’une représentativité réelle au Parlement, Mestiri aurait pu commencer à construire son parti et amplifier sa légitimité et celle de son parti. Son choix contraire lui a fait perdre en tout cas toute possibilité de participation au pouvoir (législatif) et a peut-être amenuisé son autorité au sein de son propre parti.

Retrait du MDS

A la fin du mois de février 1992, il a décidé de se retirer de son parti le Mouvement des Démocrates Socialistes (MDS) et de la vie publique dans une lettre manuscrite envoyée à ses successeurs, sans indiquer les motifs de sa décision et sans la rendre publique. Il s’en est expliqué dans son livre témoignage : « J’ai gardé le silence pour éviter toute polémique ou commentaires inopportuns au sein ou en dehors du mouvement… Je répondais invariablement qu’ayant largement dépassé la soixantaine, j’avais atteint l’âge de la retraite. Réponse pas très convaincante pour beaucoup. Maintenant, je peux le dire. J’avais tout simplement perdu le pari hasardeux que j’avais fait le 7 novembre 1987 » (p.334). Il s’estimait dupé par Ben Ali, comme beaucoup d’autres avec lui. C’est dans la logique mestirienne. Quant au choix du moment (février 1992), c’était à la suite d’une déclaration faite par son successeur au parti Mohamed Mouâda au journal La Presse exprimant « un changement sensible d’attitude vis-à-vis du courant islamiste, sur lequel il ne m’avait pas consulté ». Alors que Mestiri, lui, avait un point de vue ferme sur les islamistes, exprimé en maintes occasions et notamment lors de la campagne législative de 1989 : « Je suis en désaccord avec les islamistes quant à la conception de la société, au présent et dans l’avenir, quant aux rapports de la religion avec la politique, l’usage de la violence comme moyen d’action, et la définition des droits de l’Homme et des Libertés fondamentales » (p.334). C’est pourquoi il a rejeté une proposition de coalition avec les islamistes en 1986, présentée par Ghannouchi et Mourou, alors que le régime de Bourguiba touchait à sa fin. Mais cela ne l’a pas empêché de garder ouverts les canaux du dialogue avec le courant islamiste pour ne pas les rejeter, à ses dires, dans le « ghetto » et les isoler de la communauté nationale, au point de les conduire au fanatisme et à la violence. Il n’a pas eu tort à ce moment-là de garder le contact avec les islamistes, car on s’est rendu compte que la politique répressive et sécuritaire suivie par Ben Ali dans les années 90 n’a jamais été suivie d’une réelle ouverture politique et un élargissement des libertés. Pire encore, il estime en conclusion de son livre, que sous Ben Ali, « La Tunisie a fait quelques pas en arrière par rapport au stade atteint du temps de Bourguiba et du protectorat français » (p.336). Ben Ali jouait et des islamistes et des opposants démocrates.

La révolution était pour lui « un miracle », un vrai miracle, qui ne ressemble pas à l’autre « miracle » de Ben Ali. Elle a véritablement surpris tout le monde, des observateurs lucides aux moins lucides, nationaux et étrangers. Il regrettait toutefois que le paysage médiatique ait été après 2011 envahi par des « semeurs de discorde » de tous bords, pour berner le peuple avec des problèmes dérisoires et le détourner des questions essentielles. Il estime que la Tunisie a connu dans les années 50 une expérience de transition entre le régime du protectorat français et le régime de l’autonomie interne, puis celui de l’indépendance. Lois, décrets, réforme radicale de l’Etat, de la justice ont été adoptés d’après lui « dans le respect de la tolérance et des principes universels qui ont fondé la civilisation de notre temps » (p.339). La transition d’aujourd’hui aurait dû s’en inspirer pour réaliser les objectifs de la Révolution.

Itinéraire non linéaire

L’itinéraire politique d’Ahmed Mestiri n’est pas linéaire. Action, démission, retrait, gouvernement, puis opposition, se succèdent souvent. L’homme n’est pas sans paradoxes. Il vibre pour la politique, mais pas pour ses contraintes. Conviction, fierté, obstination et ambition, et même diront certains, arrogance, sont liées chez lui. Son ambition politique ne l’autorise qu’à faire le bien supposé possible en écartant le mal nécessaire. Comme si on pouvait distinguer entre la grande politique et la petite. Ne visent-elles pas toutes les deux une même finalité ? Il voulait être un homme politique en faisant l’économie de l’animalité qui lui est indissociable.

L’itinéraire de Mestiri a ceci de particulier, c’est qu’il interpelle notre conscience en lui posant l’éternelle question des deux méthodes opposées d’accès à la politique : la vertu ou l’efficacité. La plupart des hommes politiques qui ont réussi ont choisi la deuxième méthode. Ahmed Mestiri a choisi nettement la première, en prenant consciemment le risque de l’échec. Il a toujours préféré les moyens aux fins, c’est-à-dire l’accès au pouvoir par la vertu, la dignité, le combat par les lois et non par autres moyens peu éthiques. Il n’est pas fougueux, mais patient. Entre l’harmonie de son âme et l’harmonie de la nation, il a choisi la première.

Salah Ben Youssef a préféré s’opposer à Bourguiba par Machiavel interposé en jouant le jeu même de Bourguiba, Mestiri a préféré, lui, jouer sur son propre terrain. Mais son attitude politique le portant vers l’indépendance et la conviction rigide convient beaucoup plus à une activité intellectuelle qu’à une activité partisane. La grandeur d’un homme politique consiste à survivre au milieu de la tempête et non à préférer la  tranquillité de l’esprit en restant en accord avec soi-même. Même si les contraintes de l’action n’excluent pas la conviction.

Mestiri était un homme  énigmatique, honnête, secret, trop idéaliste, rigide, le réalisme lui fait parfois défaut. Toutefois ses choix politiques sont toujours clairs, même s’ils ne sont pas toujours empreints d’efficacité. Son obstination lui a tantôt servi, tantôt desservi. A cet égard, on peut dire que Mestiri est un Mendès-France tunisien. Comme lui, il croit qu’on ne peut pas faire de compromis avec la vérité, sa vérité, alors même que, très souvent, la politique s’avère un art de transaction et un art du non impossible. Ce n’est pas un hasard si le passage de Pierre Mendès-France au pouvoir fut éphémère (1954-1955) et si Ahmed Mestiri n’a pas pu accéder à la magistrature suprême, ou même moins suprême, alors même que les atouts ne lui manquaient pas, et que le courage lui a rarement fait défaut dans certaines circonstances politiques.

 

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