Abus de réseaux sociaux : décrotter les esprits

 Abus de réseaux sociaux : décrotter les esprits

Illustration. (Photo by RICHARD JONES/SCIENCE PHOTO LIBR / RJX / Science Photo Library via AFP)

D’après les chercheurs de la National survey of children’s health, il ne faut pas plus d’une heure d’écran quotidienne pour que les jeunes soient de moins en moins curieux et aient moins envie d’apprendre de nouvelles choses, se contrôlent moins bien face à un exercice présentant une légère difficulté, ne finissent pas complètement les tâches commencées, se disputent plus facilement et bien entendu plongent facilement dans la dépression.

 

Ce qui vaut pour les enfants vaut certainement pour les moins jeunes et il ne faut pas être un génie pour comprendre que la consommation numérique excessive peut affecter nos facultés cognitives et par conséquent notre vie entière, à commencer par nos métiers respectifs. Si les États-Unis ont investi 265 millions d’euros pour tenter de percer les mystères de notre dépendance aux écrans, et mieux connaître ses dangers dans une vaste étude qui doit se poursuivre jusqu’en 2027, c’est que le danger est bien réel. 

Bien sûr, il reste difficile de faire le lien entre la « débilisation » des individus et la consommation de contenus sur smartphone mais le moins qu’on puisse dire, c’est que la constatation d’une chute de niveau drastique dans tous les domaines du savoir a bien à voir avec l’addiction aux vidéos et autres contenus numériques qui nous poursuivent jusque dans nos lits, puisque rares sont les personnes qui se débarrassent de leurs smartphones avant de se plonger dans les bras d’Orphée.

Si on s’en tient juste au métier que nous exerçons, qui peut nier aujourd’hui que les médias fournissent désormais un contenu qui ferait honte aux journalistes des années 60 ? Des informations fausses, bidonnées, à celles qui sont traitées avec trop de légèreté, des contenus marqués par une complicité avec les acteurs qui évoluent sur la scène politique, une information complaisante et partiale, même sans subir de pression politique, la presse est accusée (souvent à juste titre) de tous les maux. 

Des journalistes en quête de vedettariat trouvent dans les réseaux sociaux une plateforme commode pour émettre des opinions personnelles à une audience qui non seulement n’a pas les moyens de se faire une idée réelle des faits mais qui est subjuguée par le buzz et la soi-disant liberté de parole des intervenants. 

Ces journalistes qui agissent de façon irresponsable sont eux-mêmes également des accros aux écrans, des mordus du numérique et qui ont arrêté de faire appel à leur cerveau pour analyser, décrypter et chercher une information crédible. Parce que, tout simplement, ils deviennent prisonniers de l’infobésité qui circule sur les réseaux sociaux et qui leur fournit « des scoops » faciles à bout de clics sans avoir à bouger le petit doigt. 

Il suffit de savoir quel calvaire il faut subir pour trouver aujourd’hui un bon journaliste qui recherche l’information autrement que sur le web, qui fait des recoupements, qui prend le temps de vérifier et qui fournit un travail fini satisfaisant, pour comprendre l’ampleur du problème. Même chose au niveau scientifique où les chercheurs se disent désormais inquiets de l’évolution de la recherche scientifique aujourd’hui dans le contexte évoqué ci-dessus.  

Dans un article paru dans la revue « Nature », Erin Leahey, professeur de sociologie à l’Université de l’Arizona, Russell Funk, professeur adjoint de sociologie à l’Université du Minnesota et Michael Park, professeur adjoint de management à l’Université du Minnesota, ont travaillé sur la comparaison des citations d’articles académiques dans d’autres rubriques publiées lors des cinq années suivantes et ils ont constaté que le niveau a chuté de 1945 à 2010 de 91 % dans les sciences sociales… et de 100 % en physique. Quant aux dépôts de brevets, l’indice a perdu 79 % entre 1980 et 2010 dans l’informatique et les communications et même 92 % dans le domaine médical.

Et on se demande encore pourquoi les malades n’ont plus aucune confiance dans la capacité des médecins à trouver la pathologie qui ronge leur santé et le traitement qu’il lui faut ! Si la recherche coûte de plus en plus cher, les chercheurs n’ont pas moins de temps à lui consacrer que la consommation des facilités que proposent les outils numériques est certainement la cause de la baisse de créativité en recherche qui dépend très souvent de chercheurs atteints par une paresse numérique chronique. 

Au contraire de leurs aînés qui préféraient se tromper dans des laboratoires de recherche que de reprendre des thèses sur internet qui sont attractives en démultipliant de manière quasi exponentielle la force de frappe de la recherche de données mais qui plongent les scientifiques dans une sorte de bureaucratie de la recherche scientifique. Il n’y a plus de dialogue réel entre les chercheurs, plus de partage de connaissances qui se fécondent de l’échange, et le culte de la rentabilité poussé l’extrême a ajouté du malheur à ce vide abyssal où les écrans insufflent une énergie diabolique à ces consommateurs passifs que nous sommes tous.

Même quand il s’agit d’un domaine où les décideurs ont besoin de savoir ce qui se passe réellement dans un pays, les décideurs politiques ayant peu de contacts avec le monde de la réalité de terrain délèguent désormais ce domaine à des « gestionnaires » imbibés de réseaux sociaux, bureaux d’études, experts numériques et autres consultants qui, faute de comprendre les modes de pensées intrinsèques à la politique, rassurent les gouvernants en établissant un maximum de règles glanées çà et là sur le web, qui caressent dans le sens du poil au lieu d’ouvrir les yeux sur des réalités moins reluisantes. Au lieu de mettre en place des outils nécessaires à la bonne marche de l’administration, ces « pseudo experts » encouragent la bureaucratie et empêchent ainsi l’Etat de faire le tri entre l’utile et l’inutile.

Les gouvernements s’entourent de conseillers choisis parmi les figures les marquantes dans les réseaux sociaux dans une sorte de course aux grandes gueules qui font le plus de vues sur ces mêmes réseaux sociaux. Paradoxalement les seuls pays qui continent à faire confiance aux hommes de terrain, les États-Unis et la Chine font toujours appel aux idéologues les plus talentueux et nombreux sont les ex-gestionnaires de la chose publique, les universitaires de haut niveau qui sont invités à s’exprimer dans les plus hautes instances du pays, sont aussi les pays qui ont le plus contribué à l’expansion des réseaux sociaux et de l’addiction aux écrans. 

Et le risque est grand de voir les politiques les plus attachés au principe de réalité de chaque génération se lasser et s’éloigner de la gouvernance et du militantisme politique. Quand la baisse de niveau s’accompagne de la chute des valeurs, la boucle est bouclée. Et rien ne sert de se lamenter sur la disparition des valeurs platoniciennes, ce philosophe grec qui pensait qu’une bonne éducation, efficace et réaliste, devait être orientée vers la réussite à un défi, il fallait se surpasser, surmonter des épreuves difficiles, éviter la honte de la capitulation et au final se forcer à donner une bonne image de soi. Ce qui passe par la résistance à la fébrilité de consulter les notifications avant de mettre son smartphone en mode veille pour goûter à la vraie vie. 

 

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