A Lisbonne, un héritage discret
Quiconque arpente Lisbonne ne peut se douter qu’elle a vécu quatre siècles et demi sous domination arabo-berbère. Et pourtant, pour peu qu’on l’imagine le temps d’une balade bien aiguillée, ce passé plus ou moins enfoui, longtemps oublié du récit national, resurgit à l’angle.
Reportage de Vincent Barros
C’est à l’heure dite qu’on honore notre rendez-vous devant la Casa dos Bicos, la “Maison des pointes” qui, en ce lundi après-midi, luit au soleil d’automne. Face à l’estuaire du Tage, étendue bleue striée par le sillage blanc des bateaux, le portrait de José Saramago, accroché en façade, rappelle que cet emblématique édifice de la capitale portugaise abrite la fondation du défunt écrivain – le seul lusophone à ce jour qui ait obtenu le prix Nobel de littérature. Celui-là même qui, dans son roman L’Histoire du siège de Lisbonne (1989), avait voulu redonner un rôle aux Maures dans la construction de son héritage. Un bon patronage, pense-t-on, pour notre voyage de l’après-midi.
Car c’est justement dans le pas des Maures qu’on s’apprête à marcher, en emboîtant celui de Natália Nunes, qui arrive : notre guide du jour, chevelure noire, porte une robe à motifs, du même bleu que le trait qui souligne son regard, auquel on s’accroche, le reste de son visage étant protégé par un masque chirurgical. Celui-ci tombé, c’est dans un grand sourire qu’elle se présente : médiéviste de formation, enseignante-chercheuse, Natália donne des cours sur l’héritage, la littérature et le mysticisme arabe à l’Université nouvelle de Lisbonne ; “des cours ouverts à tous les curieux”, précise-t-elle. La personne parfaite, en somme, pour partir à la découverte de la “Lisbonne arabe”, un circuit qu’elle a créé et qu’elle propose, à l’occasion, quand on la sollicite, pour le compte de la petite agence Lisboa Autêntica.
Al Usbûna pour les Maures
“Que sait-on du sujet ?”, s’enquiert-elle d’emblée, pour s’adapter. Quelques vagues connaissances, tout au plus, qu’on tient d’un ouvrage entamé mais pas encore terminé, de l’historien Marc Terrisse : Lisbonne, dans la ville musulmane (éd. Chandeigne, 2019). En l’occurrence : que la ville fut d’abord baptisée Alis Ubbo (“la rade tranquille”) par des navigateurs du Proche-Orient, les Phéniciens, “un peu les Portugais de l’Antiquité”, avait-on lu.
Ensuite avait-elle été rebaptisée Olisipo par les Grecs et les Romains, puis Al Usbûna par les Maures, de 714 à 1147. Précisément c’est la période, longue de près de quatre siècles et demi, qui nous intéresse. Et dont il reste, préfère nous aviser Natália, “plus grand-chose de visible, contrairement à l’Espagne, sinon des céramiques, des poteries ou des pierres tombales dans des musées”. Le règne iconoclaste de Manuel Ier, “qui a fait détruire pas mal de monuments”, et le tremblement de terre de 1755 ont passablement endommagé ce patrimoine longtemps, sinon toujours, resté dans l’angle mort de l’histoire portugaise.
Une influence qui dépasse le cadre architectural
Mais le voyage en vaut la peine, assure-t-elle, et commence aussitôt par-delà la porte de la Casa dos Bicos, qu’on franchit pour découvrir, au rez-de-chaussée, les restes d’un tronçon de la “cerca moura”, l’enceinte maure. Ses blocs de calcaire, reposant sur le substrat géologique, laissent deviner sa robustesse. Et il le fallait bien. “Elle date de la période romaine, mais elle a été reconstruite par les dignitaires musulmans pour protéger la médina et résister aux assauts, notamment des Vikings.”
Sur le mur, on lit une phrase d’Al-Bakrí, géographe andalou du XIe siècle, ébaubi devant ces remparts “remarquablement édifiés sur lesquels les vagues se brisent”. “A l’époque, l’eau remontait jusqu’à l’actuelle praça da Figueira, un ancien quartier arabe, précise notre guide. Rien n’était construit par ici, la Baixa n’existait pas encore.”
On sort, puis on longe l’enceinte maure désormais ponctuée de panneaux explicatifs, en direction de l’Alfama. Au loin, la coupe franche d’un énorme bateau de croisières dans le ciel azur augure d’une nouvelle ère : celle de l’après-Covid-19 et du retour des touristes, en masse. En face, timide, se dresse ce qui serait la plus ancienne fontaine publique de Lisbonne, Chafariz d’El-Rei. De l’époque romaine, dit-on. Son nom, lui, dérivé arabe de “chahrij”, signifie citerne. Natália déplore son tarissement, puis nous invite à lever le nez pour constater qu’un palais du même nom la surplombe, avec “des fenêtres et des mosaïques qui relèvent du style néo-mauresque”.
Notre guide marque alors une pause, comme pour appuyer son propos : les nombreuses sources d’eau – dont certaines étaient chaudes à l’époque – ont inspiré aux Maures le nom du quartier qu’on s’apprête à pénétrer : l’Alfama, dérivé de “al-hamma”, désigne les sources d’eau, les bains (mentionnés par Al-Idrissi, autre géographe andalou, comme essentiels pour l’hygiène du corps et la sociabilisation). Un exemple, parmi les 19 000 expressions et mots portugais d’origine arabe, consignés dans un dictionnaire publié en 2013 par Adalberto Alves.
L’orientaliste, depuis, est formel : les influences arabo-musulmanes sur la culture portugaise, au-delà d’être linguistiques, passent aussi par la musique, le tissage des tapis, les pâtisseries, l’architecture et même la navigation (grâce notamment aux astrolabes, outils précieux lors des “grandes découvertes”).
“On se croirait au Maghreb !”
On entre dans l’Aflama par les Escadinhas do Terreirodo Trigo, la première série d’un lacis de ruelles étroites. “On se croirait au Maghreb !”, sourit Natália. L’odeur de morue qui s’exhale des tavernes se mêle à celle, un peu plus loin, du métal meulé par des ouvriers. Tout un symbole, pour cet ancien faubourg peuplé de pêcheurs, d’artisans, d’orfèvres, de marchands de soie et de textile du temps d’Al Usbûna, devenu aujourd’hui un haut lieu touristique en travaux perpétuels.
En montant, l’ancienne muraille se dévoile ici ou là, et notre guide attire notre attention sur les “aldrabas”, ces heurtoirs suspendus aux portes minuscules et en forme de main de Fatma pour protéger du mauvais œil. “L’eau était centrale dans ce quartier et les Arabes, qui nous ont importé les techniques d’irrigation, grâce aux norias, pour l’agriculture, savaient l’utiliser”, poursuit Natália. “Ici, on lavait, séchait et vendait les peaux, comme aujourd’hui dans les tanneries à ciel ouvert de Fès au Maroc”, enchaîne la spécialiste, en serpentant à travers le beco das Barrelas, le largo das Alcaçarias, puis le beco dos Curtumes (“ruelle du cuir”).
On remonte la petite rue São Pedro qui, comme sa voisine São Miguel, qu’elle finit par rejoindre, bruisse de fado le soir venu. En chemin, on croise plusieurs orangers datant d’Al Usbûna, qui ont résisté au temps, à l’urbanisation, et dont les fruits sont comestibles. “Vous en avez déjà mangé ?” nous interroge Natália, avant de sourire : “Vous vous en souviendrez.” Car les oranges de l’Alfama sont amères. “Les Maures nous ont apporté d’autres agrumes, des légumes, les figues, les amandes, mais aussi le riz…” Les Portugais, plus tard, exporteront à leur tour de Chine l’orange douce – “portucale”, mot dérivé de Portugal, dans plusieurs pays arabophones.
Un voyage imaginaire
Passé la porte de l’Alfama, on aboutit, en face du célèbre Clube de fado, dans les marches de l’Arco de Jesus, dont les azulejos brillent de tout leur éclat. Ces faïences, emblématiques de la culture portugaise sont originaires du monde arabe, souligne notre guide.
“Leur équivalent maghrébin, les zelliges, présentent des motifs et des fonctions identiques.” Plus loin, on apprend que la Sé, la cathédrale de Lisbonne, fut édifiée après la Reconquista – ou la Reconquête, en 1147, de la ville, grâce à l’aide des Croisés, par dom Afonso Henriques (Alphonse Ier), premier roi du Portugal. Un héros dont la gloire est toujours dûment célébrée dans les manuels scolaires du pays, très catholique. “C’est ici, dans le cloître gothique, que se trouvait à l’époque la grande mosquée, mais aussi une école coranique”, indique Natália, avant de grimper au château Saint-Georges, dont la muraille crénelée couronne la colline d’Alfama, l’une des sept de la ville. Un château qui, du temps des Maures, faisait partie de l’“alcáçova” (la kasbah), lieu du pouvoir administratif et militaire, en plein cœur de la médina. De cet ancien quartier islamique, les fouilles archéologiques ont notamment permis d’exhumer, entre autres céramiques orientales, un cimetière musulman.
“Toutes les têtes des squelettes retrouvés étaient tournées vers La Mecque”, précise Natália, qui propose désormais de redescendre dans la Mouraria, le “quartier des Maures”, où ces derniers ont été regroupés après la Reconquista, à partir du XIIe siècle. “C’était le ghetto. L’impôt y était élevé !”, rapporte notre guide, sur le seuil d’une église qui paraît abandonnée (Nossa Senhora do Socorro) et qui abritait, dans un autre temps, l’une des 30 mosquées que comptait Al Usbûna. Une autre se trouvait Rua do capelão (“de l’aumônier”), où habitait, pense-t-on, l’imam. “Un bassin à ablutions orné d’inscriptions koufiques (une des plus anciennes formes calligraphiques de l’arabe, ndlr) et daté du XIVe siècle”, retrouvé tout à côté, le laisse penser.
La visite prend fin ici, dans ce quartier semblable à l’Alfama pour ses ruelles et son fado, où dévalent les “tuk-tuks” chargés de touristes et dont la toponymie (rue du Jasmin, de la Rose, des Fleurs, de l’Amandier…) “témoigne de l’importance de la nature pour les Arabes”. En partant, après une longue digression sur ce que le Portugal doit culturellement à Zyriab, l’enseignante-chercheuse demande, en riant, si nous avons apprécié… de n’avoir rien vu. “Arpenter la Lisbonne arabe, conclut-elle, c’est un voyage qui convoque l’imaginaire.”
Vincent Barros