Journalistes, nous nous déclarons solidaires de nos collègues de Gaza

Rafah, 11 décembre 2023. Des journalistes travaillent dans une rue de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, alors que se poursuivent les affrontements entre Israël et le Hamas. (Photo : Mohammed Abed / AFP)
Les bombardements israéliens sur la bande de Gaza ont tué près de deux cents journalistes palestiniens en dix-huit mois. Pour dénoncer cette hécatombe, jamais vue dans l’histoire de ce métier, les principales organisations de défense des journalistes et de la liberté de la presse françaises appellent la profession à se rassembler, mercredi 16 avril, à 18h00, devant les marches de l’Opéra-Bastille à Paris.
Ce n’est pas courant pour un journaliste d’écrire son testament à l’âge de 23 ans. C’est pourtant ce qu’a fait Hossam Shabat, correspondant de la chaîne qatarie Al-Jazeera Moubasher dans la bande de Gaza. Le jeune homme, conscient que les bombardements israéliens sur le territoire palestinien ont drastiquement réduit l’espérance de vie des membres de sa profession, a composé un court texte, à publier s’il devait lui arriver malheur.
Ces mots ont finalement été postés sur les réseaux sociaux lundi 24 mars. “Si vous lisez ceci, cela signifie que j’ai été tué”, commence le message dans lequel le reporter d’Al-Jazeera évoque ses nuits à dormir sur le trottoir, la faim qui n’a jamais cessé de le tenailler et son combat pour “documenter les horreurs minute par minute”. “Je vais enfin pouvoir me reposer, quelque chose que je n’ai pas pu faire durant les dix-huit mois passés”, conclut le reporter palestinien, tué par un tir de drone israélien sur la voiture dans laquelle il circulait, à Beit Lahiya, dans le nord de Gaza. Un véhicule qui portait le sigle TV et le logo d’Al-Jazeera.
En un an et demi de guerre dans l’enclave côtière, les opérations israéliennes ont causé la mort de près de 200 professionnels des médias palestiniens, selon les organisations internationales de défense des journalistes telles Reporters sans frontières (RSF), le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et la Fédération internationale des journalistes (FIJ), en lien avec le Palestinian Journalists Syndicate (PJS). Dans l’histoire de notre profession, tous conflits confondus, c’est une hécatombe d’une magnitude jamais vue, comme le démontre une récente étude de l’université américaine Brown.
Au moins une quarantaine de ces journalistes, à l’instar de Hossam Shabat, ont été tués stylo, micro ou caméra à la main. C’est le cas de Ahmed Al-Louh, 39 ans, caméraman de la chaîne Al Jazeera, qui a péri dans une frappe aérienne, alors qu’il tournait un reportage dans le camp de réfugiés de Nusseirat, le 15 décembre 2024. Et de Ibrahim Mouhareb, 26 ans, collaborateur du journal Al-Hadath, tué par le tir d’un char, le 18 août 2024, alors qu’il couvrait le retrait de l’armée israélienne d’un quartier de Khan Younes. Des cas soigneusement documentés par les organisations précitées.
Tous ces confrères et consœurs portaient un casque et un gilet pare-balles, floqué du sigle PRESS, les identifiant clairement comme des professionnels des médias. Certains avaient reçu des menaces téléphoniques de responsables militaires israéliens ou bien avaient été désignés comme des membres de groupes armés gazaouis par le porte-parole de l’armée, sans que celui-ci ne fournisse de preuves crédibles à l’appui de ces accusations. Autant d’éléments qui incitent à penser qu’ils ont été délibérément visés par l’armée israélienne.
D’autres de nos collègues de Gaza sont morts dans le bombardement de leur domicile ou de la tente où ils s’étaient réfugiés avec leurs familles, comme des dizaines de milliers d’autres Palestiniens. C’est le cas de Wafa Al-Udaini, fondatrice du collectif de journalistes 16-Octobre, tuée dans une frappe sur la ville de Deir Al-Balah, le 30 septembre 2024, avec son mari et leurs deux enfants. Et de Ahmed Fatima, une figure de la Maison de la presse de Gaza, une ONG soutenue par des bailleurs européens, qui formait une nouvelle génération de journalistes.
Le 13 novembre 2023, un missile a frappé l’étage de l’immeuble où il résidait avec son épouse et leur fils de six ans, à Gaza-ville. Les parents ont réchappé à l’explosion mais l’enfant a été blessé au visage. Ahmed Fatima l’a pris dans ses bras et s’est précipité dans la rue pour l’amener à l’hôpital. À peine avait-il parcouru cinquante mètres qu’un second missile s’abattait à proximité de lui et le tuait. Six jours plus tard, le 19 novembre, le fondateur et directeur de la Maison de la presse, Bilal Jadallah, mourait à son tour dans le tir d’un char israélien sur son véhicule.
D’autres ont survécu, mais dans quelles conditions ? Le journaliste reporter d’images Fadi Al Wahidi, 25 ans, est paraplégique depuis qu’une balle lui a sectionné la moelle épinière, le 9 octobre 2024, alors qu’il filmait un énième déplacement forcé de civils, comme l’a rapporté le média d’investigation Forbidden Stories. Wael Al-Dahdouh, célèbre correspondant d’Al-Jazeera à Gaza, a quant à lui appris la mort de sa femme et de deux de ses enfants dans un bombardement, en plein direct, le 25 octobre 2023. Pour les journalistes palestiniens, “couvrir” la mort d’un collègue ou d’un proche fait désormais partie d’une macabre routine.
Nous déplorons également la mort des quatre journalistes israéliens qui ont péri dans l’attaque terroriste menée par le Hamas le 7 octobre 2023, ainsi que celle de neuf confrères libanais et d’une consœur syrienne lors de frappes israéliennes. Mais l’urgence est aujourd’hui à Gaza. Pour tous les défenseurs des droits humains, un constat s’impose : l’armée israélienne cherche à imposer un black-out médiatique sur Gaza, à réduire au silence, autant que possible, les témoins des crimes de guerre commis par ses troupes, au moment où un nombre croissant d’ONG internationales et d’instances onusiennes les qualifient d’actes génocidaires. Cette volonté de faire obstacle à l’information se traduit également par le refus du gouvernement israélien de laisser la presse étrangère pénétrer dans la bande de Gaza.
N’oublions pas la situation en Cisjordanie occupée, où l’on commémorera, dans quelques jours, les trois ans de la mort de Shireen Abu Akleh. La correspondante vedette d’Al-Jazeera a été abattue à Jénine, le 11 mai 2022, par un soldat israélien qui n’a eu aucun compte à rendre pour son crime. L’agression par des colons, le 24 mars dernier, de Hamdan Ballal, co-réalisateur du documentaire oscarisé No Other Land, qui a été ensuite arrêté par des soldats dans l’ambulance qui l’emmenait se faire soigner, témoigne de la violence à laquelle s’exposent ceux qui tentent de raconter la réalité de l’occupation israélienne. Elle révèle aussi l’impunité offerte quasi systématiquement à ceux qui cherchent à les faire taire.
En tant que journalistes, viscéralement attachés à la liberté d’informer, il est de notre devoir de dénoncer cette politique, de manifester notre solidarité avec nos collègues palestiniens et de réclamer, encore et toujours, le droit d’entrer dans Gaza. Si nous demandons cela, ce n’est pas parce que nous estimons que la couverture de Gaza est incomplète en l’absence de journalistes occidentaux. C’est pour relayer et protéger, par notre présence, nos confrères et consoeurs palestiniens qui font preuve d’un courage inouï, en nous faisant parvenir les images et les témoignages de la tragédie incommensurable actuellement en cours à Gaza.
Un large collectif composé des principaux syndicats de journalistes (SNJ, SNJ-CGT et CFDT-Journalistes), de Reporters sans frontières, du Prix Albert Londres, de la Fédération internationale des journalistes, de la Fédération européenne des journalistes, du collectif Reporters solidaires et de la commission journalistes de la SCAM vous invite donc à vous rassembler, le mercredi 16 avril, à 18h, devant les escaliers de l’Opéra-Bastille, à Paris, autour des mots d’ordre suivants :
Gaza
Stop au massacre des journalistes palestiniens
Halte à l’impunité des auteurs de ces crimes
Ouverture immédiate de ce territoire à la presse internationale
Avec le soutien des sociétés de journalistes et rédactions suivantes (par ordre alphabétique) :
- Société des journalistes de l’AFP
- Société des journalistes de Arrêt sur Images
- Société des journalistes de Arte
- Société des journalistes de BFM TV
- Société des journalistes de Blast
- Société des journalistes de Capital
- Société des journalistes de Challenges
- Société des journalistes de Le Courrier de l’Atlas
- Société des journalistes de Courrier International
- Société des journalistes de Le Figaro
- Société des journalistes de France 2 (Rédaction nationale)
- Société des journalistes de France 3 (Rédaction nationale)
- Société des journalistes de France 24
- Société des journalistes de FranceInfo TV et franceinfo.fr
- Société des personnels de l’Humanité
- Société des journalistes de L’Informé
- Société des journalistes de Konbini
- Société des journalistes de LCI
- Société des journalistes et du personnel de Libération
- Société des journalistes de M6
- Société des journalistes de Mediapart
- Société des rédacteurs de Le Monde
- Société des rédacteurs de Le Nouvel Observateur
- Société des journalistes de Le Parisien
- Société des journalistes de Orient XXI
- Société des journalistes de Politis
- Société des journalistes de Premières Lignes TV
- Société des journalistes de Radio France
- Société des journalistes de Radio France Internationale
- Société des journalistes de Reporters sans frontières
- Société des journalistes de RMC
- Société des journalistes de Sept à Huit
- Société des journalistes de Télérama
- Société des journalistes de TF1
- Société des rédacteurs de La Tribune
- Société des journalistes de TV5 Monde
- Société des journalistes de L’Usine Nouvelle
- Société des rédacteurs de La Vie
- Société des journalistes de 60 millions de consommateurs
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