Point de vue -Tunisie. La critique est-elle un gaspillage d’énergies ?
Dans les régimes autoritaires, les populations sont malheureusement réduites au gaspillage de toutes leurs énergies dans la contestation du pouvoir. Ce sont les pouvoirs abusifs qui les y poussent. L’histoire est pourtant imprévisible.
Il est regrettable de constater que les Tunisiens ont été acculés depuis le coup d’Etat de Saïed à la seule activité de critique permanente de l’autoritarisme, et à la réclamation du retour de l’Etat et de la nation aux libertés et à la démocratie, c’est-à-dire le retour aux acquis de la révolution du 14 juillet. Tous incontournables, il est vrai. S’ils étaient assurés de leurs droits, ils auraient consacré leurs énergies et leurs libertés au progrès, au développement et à l’innovation, même avec les difficultés du bord. Perte de temps, gâchis et gaspillage d’énergie, depuis le 25 juillet, et même depuis 2019. C’est le moins qu’on puisse dire. La répression des libertés pousse en effet les Tunisiens à concentrer leurs efforts sur la contestation du pouvoir en place, plutôt que sur la recherche ou construction de solutions concrètes pour relever les défis de l’avenir, dont le pays en a lourdement besoin. L’espace pour la critique constructive, l’innovation et la participation démocratique étant limités, toute initiative indépendante, même constructive, est perçue comme une menace pour le régime post-coup d’Etat, qui semble, paradoxalement, aussi dur que chancelant.
Dans une démocratie, les citoyens disposent généralement de mécanismes institutionnels pour exprimer leurs idées et participer à la prise de décision. Chose qui favorise l’innovation sociale, économique, artistique, culturelle et politique. En revanche, sous un régime autoritaire, la violation des droits et la répression des libertés individuelles et publiques, peuvent contraindre les individus, méfiants et déçus par le système politique, à canaliser leurs énergies à la survie ou la contestation clandestine, au détriment d’efforts collectifs visant à bâtir un avenir meilleur.
Quoique, même dans des contextes autoritaires, des formes d’innovation et de résistance créative n’en émergent pas moins dans la réalité. Les Tunisiens trouvent parfois des moyens détournés de contourner la censure, de créer des réseaux solidaires ou d’introduire des changements progressifs. Ils l’ont démontré à l’époque de Bourguiba comme de Ben Ali. Même si les régimes autoritaires tendent ainsi à freiner les dynamiques de progrès collectif, ils ne parviennent pas toujours à étouffer totalement la volonté de changement.
En Tunisie, désormais Etat plus autoritaire qu’illibéral, où le pouvoir d’un seul s’exerce prosaïquement au nom de tous, les moyens d’expression libre sont souvent restreints par la censure, la répression ou la surveillance (emprisonnement de militants, d’hommes politiques, de journalistes et d’internautes). Les critiques du régime sont alors exprimés de manière indirecte, feutrée ou clandestine, du moins dans la majorité des cas. Ce qui peut créer un climat de frustration et un sentiment d’impuissance. Faute d’espaces publics pour débattre ou agir concrètement, les citoyens concentrent leurs énergies sur des critiques informelles (discussions privées, humour satirique, réseaux sociaux sous pseudonyme). Ils n’ont pas le choix. Attitude pouvant devenir un exutoire, quoique sans impact direct sur un éventuel changement politique immédiat ou à court terme. On l’a vu sous Bourguiba et Ben Ali, où la rumeur, l’ironie, l’anecdote, l’extrapolation se sont substituées à l’opinion publique, inexistante sans espaces publics, sans liberté et sans publicité. Aujourd’hui, les mêmes causes entraînent les mêmes effets, avec de surcroît les humeurs, fake news et délires des réseaux sociaux, désormais seul mode d’expression.
Ce qui est politiquement dangereux pour les Tunisiens, c’est que l’impossibilité d’agir efficacement face à l’autoritarisme peut mener à la résignation et à la démobilisation, pour ne pas dire à la neutralité politique ou à la dépolitisation, dont les effets ne sont plus irréels, comme on l’a vu lors des consultations dites « populaires » depuis le 25 juillet. Cette critique constante, sans perspective apparente de changement, peut engendrer la lassitude et détourner les Tunisiens d’actions collectives plus structurées.
Certains régimes autoritaires exploitent cette critique fragmentée pour diviser la société, en laissant machiavéliquement des espaces de contestation contrôlés où la critique est tolérée, mais sans effet réel. L’ancien régime en a usé et abusé de cette pratique. Cela peut canaliser la colère populaire tout en maintenant le statu quo. Mais cela peut aussi user le régime à la longue. Car, cette critique permanente « tolérée » peut aussi nourrir une forme de résistance souterraine ou silencieuse, où les idées contestataires circulent et mûrissent jusqu’à trouver des moyens plus efficaces d’action. L’histoire montre que des régimes autoritaires ont parfois été renversés après de longues périodes de contestation informelle. L’histoire regorge d’ailleurs d’exemples où des mouvements citoyens ont su transformer des sociétés autoritaires en États plus démocratiques. La révolution du 14 janvier, commémorée aujourd’hui, même dans la tristesse, en témoigne, comme bien d’autres dans le passé.
Ainsi, le « gaspillage d’énergie » suppose certes que la critique et la contestation du pouvoir autoritaire ne mènent à rien dans l’immédiat. Mais cette critique peut aussi être vue comme une étape nécessaire à la prise de conscience collective, à l’émergence d’une opposition plus structurée et à la re-conscientisation d’une société civile dispersée. La critique et la contestation du pouvoir, dans toutes leurs formes, ne sont jamais un gaspillage d’énergie.
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