Dictature ou islamisme : le dilemme tragique arabe
L’alternance dans le monde arabe entre deux types de dictatures ou entre dictature et islamisme est courante et complique les aspirations démocratiques des peuples.
La « révolution » syrienne récente qui a vu des rebelles islamistes, soutenus par des puissances régionales, faire chuter un dictateur sanguinaire, Bachar Al-Assad, et à travers lui, tout un régime instauré depuis un demi-siècle environ par son père Hafez Al-Assad, pose encore une fois la question de la tragédie des régimes et des peuples arabes, qui, décidément, semble n’avoir d’autre alternative qu’entre une dictature (civile ou militaire) et l’islamisme.
Alors que dans d’autres cieux, Amérique latine ou Europe, ou même ailleurs, l’alternative à la dictature a été souvent la démocratie, même de transition (comme en Espagne, Afrique du Sud, pays de l’Europe de l’Est), dans le monde arabe, dans la plupart des cas, lorsqu’un autoritarisme est défait, un autre autoritarisme prend quasi-systématiquement sa place (par des militaires, des civils ou des islamistes).
Tel semble être en effet le destin de beaucoup de pays arabes, faute de prérequis démocratiques. Les dictatures arabes se justifient même souvent par l’éradication des islamistes, qui inquiètent les pouvoirs, qui ne souhaitent pas les associer à un éventuel système pluraliste et qui tentent de les marginaliser.
Inversement, les islamistes ne sont pas doués pour le pluralisme et la démocratie qu’ils cherchent souvent à noyauter par des considérations religieuses autoritaires. Après que la population a mis fin à la dictature civile de Ben Ali, l’alternative démocratique de la Tunisie a été gâchée par les islamistes.
Outre que « l’islamisme modéré » ou « l’islamisme démocratique » se sont avérés un leurre dans le monde arabe. Ils glissent souvent, même dans un contexte démocratique, vers une confiscation déguisée du pouvoir, vers une « théologie politique » ou encore vers une « politique théologique ».
Le politologue Gilles Kepel ne disait-il pas ces derniers jours, à propos de l’artisan islamiste de la révolution syrienne qu’« Abou Mohammed al-Joulani est un terroriste relooké par des media trainers turco-qataris » ?
Yadh Ben Achour a de manière perspicace démontré dans son livre L’islam et la démocratie (Paris, Gallimard, 2020), et en remontant aux sources, que les théories de la « démocratie islamique » ne sont qu’un tissu de faux-semblants, en raison de ce qu’il appelle « l’orthodoxie de masse ».
Il faut donc se méfier de cet islamisme exprimé sous couvert démocratique, comme il faut se méfier des dictatures qui s’expriment au nom d’un peuple introuvable.
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L’expérience est là pour nous prémunir. La dictature militaire algérienne met fin à l’expérience électorale pluraliste de 1991, qui a vu le Front Islamique du Salut l’emporter au premier tour des législatives.
L’islamiste Morsi est déposé par un coup d’État militaire, par le général Al-Sissi, après une révolution effervescente et suite à des protestations populaires.
La moitié du territoire de la Libye est restée entre les mains de rebelles et tribus islamistes après le lynchage du dictateur Kadhafi, à la faveur du « printemps arabe ».
Saied met fin par un coup d’État à un Parlement et gouvernement supposés noyautés par les islamistes. Enfin, des rebelles syriens islamistes mettent fin au règne sanguinaire de Bachar Al-Assad en décembre 2024.
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La question qui se pose alors est de savoir pourquoi, dans le monde arabe, l’alternative qui prévaut souvent dans la réalité politique est souvent entre la dictature et l’islamisme ou entre une dictature et une autre forme de dictature. Pourquoi chaque nouveau régime doit-il réprimer ses prédécesseurs, même si les prédécesseurs ont instauré une démocratie de transition (Tunisie) ?
La nouvelle dictature explique sa propre dictature par la possibilité de réaction de la dictature précédente ou par les vestiges de son impact dans la société (même si la précédente est relativement moins dictatoriale ou plus tolérante). Comme si la dernière dictature en date est censée être plus favorable aux droits et libertés des citoyens que la dictature précédente, et donc plus légitime.
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Il ne faudrait alors pas s’étonner qu’on ne trouve nulle trace d’une réconciliation sincère dans le monde arabe. Le nouveau dictateur ne cherche pas en effet à associer au jeu politique ou au pouvoir les membres de la dictature précédente, considérés comme une menace à la stabilisation de la nouvelle dictature.
En général, quelle que soit la dictature, civile, militaire ou islamiste, elle trouve toujours un soutien auprès d’un certain nombre de conservateurs, réfractaires au changement et partisans de l’ordre établi. Conservateurs tantôt de type civil, tantôt de type militaire (souvent des laïcs anti-islamistes apathiques), tantôt de type islamiste.
Le pouvoir arabe tourne alors autour d’un diptyque magique : dictature (civile ou militaire)/ islamisme. La société arabe a du mal à croire en la démocratie, ou même au pluralisme, dont elle n’a pas expérimenté toutes les vertus dans la durée.
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Les régimes autoritaires dans de nombreux pays arabes (par exemple, l’Égypte, la Syrie, l’Algérie ou la Tunisie) se sont souvent maintenus grâce à des systèmes de répression, de contrôle économique et de manipulation du discours nationaliste. Ces régimes se présentent parfois comme des remparts contre le chaos ou l’extrémisme religieux, justifiant leur autoritarisme par la nécessité de maintenir l’ordre.
L’islamisme, à son tour, a émergé en tant qu’idéologie politique ou « révolutionnaire », en cherchant à intégrer les principes islamiques dans la gouvernance, en réaction à l’autoritarisme et à l’échec des régimes postcoloniaux à répondre aux besoins socio-économiques des populations.
Cependant, il existe une grande diversité dans les mouvements islamistes, allant des groupes modérés (comme les Frères musulmans dans certains contextes) à des organisations radicales violentes. Toutes se ressourçant de la divinité, comme si la politique descendait du ciel.
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Alors, y a-t-il une alternative civile et démocratique à la dictature dans le monde arabe ? Oui et non. Dans de nombreux pays, des mouvements civiques et démocratiques cherchent encore à dépasser cette dichotomie entre dictature et islamisme.
Les révoltes du Printemps arabe (2010-2011) ont montré l’existence d’une volonté populaire en quête de systèmes de gouvernance plus inclusifs et respectueux des droits, libertés et dignités. Cependant, ces mouvements ont souvent été confrontés à la répression, à des guerres civiles ou à des manipulations par des acteurs internes et externes.
Par ailleurs, la polarisation entre dictature (civile ou militaire) et islamisme est renforcée par des problèmes structurels : faiblesse des institutions, crises économiques, intervention étrangère et absence de traditions démocratiques solides. Ces facteurs compliquent l’émergence d’alternatives viables.
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Peut-être que les révoltes et les révolutions qui se déclenchent ici et là, par intermittence, dans le monde arabe tendent à réduire l’alternative politique entre dictature et islamisme et à montrer avec force qu’on ne doit pas nier les luttes complexes des sociétés civiles, les aspirations démocratiques et les forces de changement qui existent dans la région.
Pour l’instant, les choses sont loin d’être claires dans ce monde arabe où la démocratie est encore dénigrée par des gouvernants et des gouvernés.