Point de vue. Les dictateurs préfèrent les apathiques
Autoritarisme et apathie des citoyens font bon ménage dans de tels régimes, par la force des choses. La Tunisie revient à l’ancienne « culture de sujétion ».
Les dictateurs trouvent un vif intérêt à encourager l’apathie parmi les citoyens. Une population désengagée est moins susceptible de remettre en question leur pouvoir ou de s’organiser pour demander des réformes, pour rectifier ou annuler leur politique capricieusement unilatérale.
Un citoyen apathique est un individu indifférent ou désengagé de la vie politique et sociale. Il n’est pas, au fond, consciemment apathique, mais il a été réduit à l’apathie. Si les citoyens se désintéressent de la politique et des affaires publiques, ils sont en ce cas moins enclins à critiquer les décisions gouvernementales ou à s’opposer aux abus de pouvoir.
L’apathie réduit les risques de mouvements de protestation ou de révolutions, car les individus ne voient pas l’intérêt ou la possibilité de changer les choses, du moins en général. Ils sont plus faciles à manipuler par la propagande ou la désinformation.
L’apathie favorise alors l’érosion des institutions démocratiques, comme les élections ou la presse libre. Peu de citoyens s’impliqueraient pour défendre ces piliers de la démocratie.
Les Tunisiens sont devenus, depuis quelque temps, des « démocratophages ». Ils ont avalé la démocratie de travers. Cela permet à coup sûr aux dictateurs de maintenir leur emprise sur le discours public et sur l’action politique dans un désert d’opinions creuses ou rendues creuses.
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Dans de nombreux régimes autoritaires arabes, on s’évertue en effet, sans finesse aucune, à décourager l’engagement civique, que ce soit par la répression, la censure, ou même en créant un climat de désillusion et de fatalisme parmi la population. C’est surtout le cas de la Tunisie sous Ben Ali après le 7 novembre, comme sous Saied depuis le 25 juillet.
Si les régimes totalitaires mobilisent à outrance, par la terreur, la population autour de leur idéologie, les régimes autoritaires ou hybrides préfèrent avoir affaire à un citoyen indifférent à la politique, se délectant de son apolitisme primaire, qui s’abstient de voter et de s’intéresser aux affaires publiques, qui ne cherche même pas à être citoyen.
Ces régimes autoritaires ont du mal à persuader par la raison les citoyens sur le bien-fondé de leur politique. Les dirigeants arabes sont peu doués pour la subtilité de la politique dans les méandres de laquelle ils ont, en définitive, du mal à entrer. Les arrangements, le dialogue, les alliances ne sont pas de leur ressort et ne correspondent pas à leur nature brutale.
Il est plus commode de faire la politique par la force, la concentration du pouvoir et la répression. On appelle cela « rétablissement de l’ordre et de la justice ». L’esthétique de leur démarche réside dans le désir d’uniformisation. Faire taire et uniformiser devient la méthode d’excellence de la politique ou plutôt de la sous-politique.
Même si des mouvements citoyens actifs ont toujours la possibilité de contrer cette stratégie en éveillant les consciences et en redonnant espoir, comme la révolution tunisienne du 14 janvier ou celle de la Syrie actuellement.
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Le citoyen apathique, face auquel jubilent le système saïdien et ses idolâtres, présente pourtant plusieurs dangers pour la société. On le sait, la démocratie repose sur la participation active des citoyens. Lorsque ceux-ci se désintéressent des débats publics, des élections ou des processus décisionnels, le pouvoir risque de se concentrer entre les mains de minorités influentes, quoique peu influentes et peu populaires. Cela affaiblit la représentativité et la légitimité des institutions. Et c’est déjà le cas en Tunisie. Le citoyen amorphe, sans garanties, sans rien, sans autre inclination que l’adulation de son nouveau maître, préfère lancer à l’État une invitation à réprimer férocement ses propres « ennemis » et, en réalité, à le réprimer, lui, indirectement.
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On le sait encore d’expérience, un peuple apathique est plus vulnérable aux manipulations et à la montée de dirigeants populistes ou autoritaires, avides d’exploiter l’indifférence générale pour imposer leur pouvoir sans réelle opposition. Lorsque les citoyens ne défendent pas activement leurs droits, ceux-ci peuvent être progressivement réduits ou supprimés sans résistance.
L’apathie permet à des lois injustes ou liberticides d’être mises en place sans contestation. Le peuple jubile aux coups de force, comme sur la répression des militants et des opposants sur la base du décret-loi 54 de 2022, sa nouvelle bible, et se délecte de la routinisation ou de la normalisation de l’État d’exception.
On le sait encore, les grands défis contemporains, tels que la dégradation du niveau de vie, le « couffin » vide, les inégalités sociales ou les crises économiques, l’absence de grands projets, nécessitent une mobilisation collective. L’apathie entrave les efforts communs pour trouver des solutions, laissant ces problèmes s’aggraver.
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D’ailleurs, le citoyen apathique peut se couper de la communauté, en affaiblissant les liens sociaux et la solidarité. Une société où les individus se désintéressent les uns des autres est plus fragile face aux crises. Elle est moins encline à surveiller les actions de ses dirigeants, favorisant ainsi elle-même les abus de pouvoir, la corruption et les injustices.
Les dernières élections présidentielles et les consultations « populaires » précédentes ont, de proche en proche, réintroduit la culture apathique (oubliée quelque temps après la révolution), ou ce que Gabriel Almond et Sydney Verba appellent la « culture de sujétion », dans la société et auprès des citoyens. L’abstention électorale, une forme certaine d’apathie politique, s’est illustrée comme la première marque de fabrique de ladite « société » tunisienne. Et l’abstention n’est plus seulement électorale.
Il n’y a ainsi d’autre choix alternatif à la dictature qu’entre l’apathie et la révolution. Ainsi va le destin des régimes arabes.
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