Syrie. Qui est Abou Mohammed al-Joulani, leader de HTS ?
Objet de toutes sortes de théories du complot, al-Joulani, chef de Hayat Tahrir al-Sham, derrière l’offensive éclair d’attrition type blitzkrieg sur Alep, intéresse les analystes autant qu’il les fascine : avec sa tête jadis mise à prix pour 10 millions de dollars, comment ce syrien de 39 ans est-il passé des prisons américaines en Irak au leadership de la plus puissante faction armée de la région, comptant entre 20 et 50 mille hommes aux dernières estimations ?
Complexe tout autant que la résurgence du conflit syrien, le profil d’al-Joulani est atypique à bien des égards. Pour Wassim Nasr, l’un des rares chercheurs et journalistes l’ayant récemment rencontré, le chef de guerre s’est mué en fin politicien ces dernières années, œuvrant à normaliser son groupe aux yeux de l’opinion internationale, ayant notamment abandonné le jihad globalisé au profit d’objectifs plus mainstream de gouvernance locale et de pouvoir du fait accompli.
Genèse d’un redoutable tacticien
Né en 1984 à Deraa, ce qui lui donne une forme de légitimité de la terre, contrairement à d’autres chefs islamistes non syriens, il est l’un des fondateurs du Front al-Nosra, l’un des groupes précurseurs de Hayat Tahrir al-Cham qu’il serait « réducteur voire erroné de qualifier de jihadiste », selon le chercheur français Arthur Quesnay.
Joulani a d’abord exercé le métier de professeur d’arabe classique. En 2003, il se rend d’abord en Irak où il combat les forces américaines, sorte de baptême du feu. Mais il gravit rapidement les échelons d’al-Qaïda, et fut un collaborateur proche d’Abou Moussab Al-Zarqaoui, le dirigeant jordanien de la branche d’al-Qaïda en Irak.
Al-Joulani quitte ensuite l’Irak à la suite de la mort d’Al-Zarqaoui, lors d’une frappe aérienne américaine en 2006, et s’installe brièvement au Liban, dans le but d’offrir un soutien logistique au groupe Jound al-Sham, affilié à l’idéologie d’al-Qaïda. Puis il retourne en Irak pour continuer de combattre mais il est arrêté par les forces militaires américaines qui l’envoient au Camp Bucca, à proximité de la frontière du Koweït, au sud de l’Irak. Dans ce camp, où les forces militaires américaines détiennent des dizaines de milliers de détenus suspectés d’être des combattants, il enseigne l’arabe classique aux prisonniers.
Il reprend ses activités militantes une fois libéré du Camp Bucca en 2008, cette fois-ci avec nul autre qu’Abou Omar al-Baghdadi, le dirigeant de l’État islamique en Irak. Il est ensuite nommé à la tête des opérations de l’EII dans la province du Ninive.
Création du Front al-Nosra et scission avec l’EI
En août 2011, quelque temps après le début des manifestations contre le régime de Bachar el-Assad, al-Joulani regagne la Syrie. Il forme et prend la direction du Front al-Nosra qui annonce officiellement sa fondation le 23 janvier 2012. Dès le 16 mai 2013, al-Joulani est désigné comme « terroriste mondial » par les États-Unis. La même année, il est placé sous sanctions par l’ONU et par la Suisse. Or, il cherche plus récemment à obtenir un « delisting » son nom ainsi que celui de HTS de cette liste.
Le 9 avril 2013, Abou Bakr al-Baghdadi révèle le parrainage du Front al-Nosra par son organisation, caché jusqu’ici pour des raisons stratégiques et de sécurité selon lui, et le choix d’Abou Mohammad al-Joulani pour le diriger. Il annonce alors la fusion de l’État islamique d’Irak et du Front al-Nosra et la formation de l’État islamique en Irak et au Levant. Mais al-Joulani ne répond pas favorablement à l’appel d’al-Baghdadi : il reconnaît avoir combattu sous ses ordres en Irak, puis d’avoir bénéficié de son aide en Syrie, mais affirme ne pas avoir été consulté à propos de la fusion.
Le 10 avril, al-Joulani prête allégeance non pas à al-Baghdadi, mais à Ayman al-Zawahiri, l’émir d’Al-Qaïda. Ce dernier prend le parti d’al-Joulani : il déclare dans une lettre relayée en juin par Al Jazeera que la formation de l’EIIL est invalidée et que le Front al-Nosra demeure une branche indépendante d’al-Qaïda. Mais Abou Bakr al-Baghdadi passe outre : il envoie des hommes en Syrie, tandis qu’une partie des membres du Front al-Nosra font défection et lui prêtent allégeance.
Le 3 janvier 2014, un conflit général éclate entre les rebelles syriens et l’État islamique en Irak et au Levant. Abou Mohammed al-Joulani appelle à un cessez-le-feu le 7 janvier. Mais à Raqqa, contrairement aux autres régions, le Front al-Nosra entre en guerre contre l’EIIL et combat dès le 6 janvier aux côtés des rebelles pour en déloger Daech.
Le 4 avril 2014, Ayman al-Zawahiri appelle à un arbitrage indépendant afin de mettre fin aux combats qui opposent en Syrie l’État islamique en Irak au Levant et le Front al-Nosra. Le 2 mai, il donne l’ordre au Front al-Nosra de cesser de combattre d’autres groupes djihadistes et de « se consacrer au combat contre les ennemis de l’islam, en l’occurrence les baasistes, les chiites et leurs alliés » et appelle également Abou Bakr al-Baghdadi à se concentrer sur l’Irak. Ces instructions ne sont pas suivies.
Le 12 mai, Abou Mohammed al-Adnani, chef de l’EIIL en Syrie, qualifie les messages d’Ayman al-Zawahiri de « déraisonnables, irréalistes et illégitimes ». Il déclare à ce dernier dans un enregistrement : « Vous avez provoqué la tristesse des moudjahidines et l’exultation de leur ennemi en soutenant le traître (Abou Mohammad al-Joulani, chef d’al-Nosra). Le cheikh Oussama (Oussama ben Laden, ancien chef d’Al-Qaïda) avait rassemblé tous les moudjahidines avec une seule parole, mais vous les avez divisés et déchirés. […] Vous êtes à l’origine de la querelle, vous devez y mettre fin. »
En mai 2015 (6 mois avant l’attentat de Daech au Bataclan à Paris), al-Joulani est interviewé, visage caché, par Ahmed Mansour, un journaliste de la chaîne qatarie Al Jazeera. Il décrit la conférence de paix de Genève comme une farce et affirme que la Coalition nationale syrienne soutenue par l’Occident ne représente en aucun cas le peuple syrien et n’a aucune présence en Syrie. Al-Joulani affirme alors que al-Nosra n’a pas l’intention de lancer des attaques contre l’Occident depuis la Syrie, et que leur priorité est focalisée sur le régime syrien, le Hezbollah, et l’État islamique de l’Irak et du Levant.
Al-Joulani réitère que « le Front al-Nosra n’a aucun plan ni directive pour cibler l’Occident. Nous avons reçu des ordres clairs d’Ayman al-Zawahiri pour ne pas utiliser la Syrie comme une rampe de lancement pour attaquer les États-Unis ou l’Europe afin de ne pas saboter notre véritable mission qui est de combattre le régime. Peut-être que Al-Qaïda fait cela mais il ne le fera pas depuis la Syrie ».
Questionné sur les ambitions d’al-Nosra après la guerre civile, al-Joulani répond qu’après la guerre, toutes les factions rebelles seront consultées pour établir un État islamique. Il mentionne aussi que al-Nosra ne ciblera pas la minorité alaouite du pays, en dépit de leur soutien au régime d’al-Assad. Il déclare : « notre guerre n’est pas une question de vengeance contre les alaouites malgré le fait que dans l’islam, ils sont considérés comme hérétiques. ». Al-Joulani ajoute également que les alaouites resteront isolés tant qu’ils n’abandonneraient pas les éléments de leur foi qui, selon lui, contredisent l’islam.
Fondation de Hayat Tahrir al-Sham
Fin juillet 2016, le Front al-Nosra annonce qu’il rompt définitivement avec al-Qaïda et qu’il prend le nom de Front Fatah al-Cham. Cette rupture se fait avec l’accord du chef d’al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri. Abou Mohammed al-Joulani apparaît pour la première fois à visage découvert dans un enregistrement diffusé par la chaîne al-Jazeera, il affirme que la décision « d’arrêter d’opérer sous le nom de Front al-Nosra et de recréer un nouveau groupe » s’est faite pour « protéger la révolution syrienne » et pour « faire ôter les prétextes avancés par la communauté internationale » pour viser le groupe classé « terroriste » par les États-Unis.
Via cette séparation, le Front al-Nosra veut se rapprocher des autres groupes de la rébellion, dont l’Armée syrienne libre (ASL), et se présenter comme un mouvement strictement syrien. Abou Mohammed al-Joulani souhaite par ailleurs réaliser une fusion de son mouvement avec le puissant groupe Ahrar al-Cham, qui refusait de se lier avec al-Qaïda.
Le 28 janvier 2017, le Front al-Nosra fusionne finalement avec d’autres groupes pour former Hayat Tahrir al-Cham. Le groupe est dirigé par Abou Jaber (ex Ahrar al-Cham), même si al-Joulani conserve le commandement militaire. Néanmoins, Abou Jaber démissionne le 1er octobre 2017, Abou Mohammed al-Joulani prend alors seul la tête du groupe.
Le 4 octobre de la même année, l’armée russe affirme avoir blessé al-Joulani, tué douze commandants de Hayat Tahrir al-Cham et blessé une cinquantaine d’autres. Le ministère russe de la Défense déclare dans un communiqué : « A la suite de cette frappe, (…) Mohammad al-Joulani a subi des blessures graves et multiples, a perdu un bras et se trouve dans un état critique, selon plusieurs sources indépendantes ». Cette annonce est cependant démentie par le groupe Hayat Tahrir al-Cham et est également qualifiée de « totalement fausse » par l’Observatoire syrien des droits de l’homme. Il s’avèrera qu’il s’agit effectivement d’une intox.
En janvier 2018, lors de l’offensive d’Idleb, Abou Mohammed al-Joulani appelle dans un document audio les rebelles à « resserrer les rangs » contre le régime et déclare : « Nous sommes prêts à nous réconcilier avec tout le monde et à tourner une nouvelle page à travers une réconciliation globale. Occupons-nous de nos ennemis plus que de nous-mêmes et de nos désaccords ».
Parvenu à contrôler 75 % de la poche d’Idlib, Mohamed Al-Joulani met en place une administration qui perçoit l’impôt auprès des commerçants, prélève des droits de douanes à Bab Al-Hawala, le point de passage avec la Turquie, et tire bénéfice de la contrebande vers le reste du Moyen-Orient, principalement l’Arabie saoudite.
Pragmatique dans un gouvernorat qui n’a jamais réellement adhéré au sunnisme radical, et en recherche de soutiens étrangers, Mohamed Al-Joulani renonce à faire appliquer la charia de façon rigoriste, et se montre tolérant envers les minorités religieuses, conscient également que l’islam populaire pratiqué en Syrie est à dominante soufie.
Fenêtre d’opportunité
Quelques mois avant l’offensive éclair sur Alep, Joulani tente d’étendre son influence sur le nord de la Syrie et lance des offensives sur les villes d’Afrine, Azaz, Al-Bab et Jarablous pour affaiblir les factions rebelles fidèles à la Turquie mais regroupées au sein de l’Armée nationale syrienne. Si cette dernière réagit peu dans l’immédiat, priorisant ses offensives contre les factions kurdes syriennes, elle pourrait néanmoins se retourner contre lui si les président turc et syrien Recep Tayyip Erdoğan et Bachar el-Assad normalisaient leurs relations diplomatiques.
Après la réintégration de la Syrie au sein de la Ligue arabe, Ankara, qui a de moins en moins intérêt à cette brouille à présent que son « ennemi » arabe n’est plus isolé, aurait pu laisser le régime syrien et son allié russe reprendre la poche d’Idlib contre un rétablissement des relations diplomatiques turco-syriennes.
Or, le président syrien Bachar al-Assad refuse plusieurs mains tendues par Ankara en vue d’une réconciliation, tant que la présence militaire turque persiste en zone tampon avec la Syrie. Al-Joulani aurait perçu cette occasion pour convaincre Ankara de ne pas opposer son véto à une offensive contre un régime syrien obstiné et lâché partiellement par ses alliés iranien et russe embourbés dans leurs conflits respectifs contre Israël et l’Ukraine. Le cessez-le feu conclu par les Etats-Unis entre Israël et le Liban aurait alors agi en déclencheur de l’offensive de HTS sur Alep, Joulani ne désirant pas prendre le risque d’un réarmement du Hezbollah et d’un redéploiement de la milice chiite en Syrie.
Aujourd’hui, la façon avec laquelle al-Joulani a ordonné l’évacuation « semi-pacifique » des Kurdes à l’est du pays et parallèlement à cela l’avancée de HTS au sud vers Hamaa montre les priorités réelles du groupe : contenter la Turquie (visée par un attentat kurde du PKK à Ankara en octobre dernier) mais ne pas perdre de vue l’objectif ultime qu’est la prise de Damas.
Armé de drones de nouvelle génération et d’armes et munitions prises à l’armée régulière syrienne, il compte combler son infériorité numérique face aux hommes de Bachar que l’on dit démotivés dans un pays exsangue. Pari réussi pour l’instant au regard de la taille des territoires conquis où la reprise des combats n’a fait « que » 412 morts dont 61 civils en une semaine.