Note de lecture. Le droit et le temps en islam

 Note de lecture. Le droit et le temps en islam

Photo de Hamadi Redissi. Crédit : Bruno Coutier via AFP

Ali Mezghani, Le mouvement statique du « droit » en contextes musulmans, Maroc, Académie du Royaume du Maroc, 2023. Lecture de Hamadi Redissi, politologue.

A la base, le livre reprend une série de conférences données à l’Académie du Royaume du Maroc (dont l’auteur est membre) qui explorent les effets d’un paradoxe : le « mouvement immobile » en contextes islamiques, particulièrement en droit islamique. Ces réflexions prolongent les travaux de l’auteur sur la temporalité et l’intemporalité exposés dans L’Etat inachevé (Gallimard, 2011) et  dans La tentation passéiste (Sud éditions, 2021).

Dans le premier essai, l’auteur affronte la question de l’évolution contrariée chez Ibn Khaldoun. Plus précisément : la sociologie a-t-elle  conduit l’auteur de la Muqaddama (Les prolégomènes) à penser le droit et quel droit ?

Il a bien exercé l’office de magistrat à Fès et au Caire, malheureusement, il n’a pas développé une pensée conséquente sur le sujet. Il n’a pas écrit non plus l’équivalent de la Bidaya, le manuel de droit islamique d’Averroès. Il ne pouvait ignorer le fiqh, mais connaissait-il le droit ?

Réponse : la place de la nature est réduite à la portion congrue, et le déficit du droit positif humain est comblé par le « positivisme divin ».

Ibn Khaldoun ne décrit pas le processus historique de la formation du droit islamique et il contextualise très peu sa cristallisation dans des écoles canoniques.

Pour tout dire, le mouvement largement décrit dans la Muqaddama semble statique, « à l’arrêt ». Ibn Khaldoun fait du « changement des  conditions » (« tabbadul al-ahwal ») une loi universelle. Seulement il décrit une société bloquée, en déclin, arrivée à son stade terminal.

C’est le cas de la judicature partagée entre le juridique (l’institution du cadi) et le politique (l’institution du calife). Également du savoir juridique dogmatique « figé » face à une réalité mouvante.

Le plus étonnant est « l’absence de perspective du futur, lui qui a fait du changement la base de sa science ». Mezghani relève comment Ibn Khaldoun a  curieusement supprimé de la Muqaddima un passage sur le déplacement de la civilisation du Sud vers le Nord. Il avait eu l’intuition que quelque chose d’inédit se déroulait ailleurs, sans qu’il en arrive à en formuler la teneur. Le cycle se referme finalement sur lui-même.

Cet état d’esprit frappe le fiqh d’intemporalité, objet du second essai où l’auteur explore les multiples facettes d’un droit immobile à partir d’une question inédite situant le débat entre le changement dans ce qui est statique et le constant dans ce qui est mobile.  Dans ces conditions, « comment étendre le régime d’intemporalité à ce qui est mouvant ? ».

Le fiqh est un corpus juridique « détemporalisé ». Il en résulte un déni d’historicité. La différence entre la religion et le droit religieux est effacée : la charia est la religion. Les manuels de droit sont une collection d’items et de cas, sans ordre ni théorie générale. Et cette histoire, quand elle est esquissée, est une série discontinue d’instants, de « ânat », « création renouvelée de Dieu », de sorte qu’aussitôt venue à l’existence, ces instants sont passés.

Cette thèse atomiste est largement examinée dans La tentation passéiste (voir notre note de lecture dans RTSP, n°7, 1 semestre 2022). Ainsi, le droit est sans antécédents (toute influence étrangère pourtant avérée est occultée) et ses normes sont détachées de tout contexte social et historique (tout au plus la casuistique ajuste le droit, au cas par cas).

L’auteur multiplie les registres où le droit figé est en décalage avec le réel mouvant (droit de la famille, droit pénal, droit commercial).

« Le passé n’a pas le statut de passé. Ce passé n’est pas révolu puisqu’il est vivant et présent ». Mais ce passé a un point focal, une origine, une scène primitive : la révélation. « Elle n’annonce pas une nouvelle conception du temps. Elle inaugure une nouvelle chronologie » (y compris à travers l’abrogation). C’est un temps unique, primordial et immuable.

Cependant, il existe bien une temporalité, celle de la prophétie accomplie avec le décès du principal concerné, Muhammad. Le rôle du droit ? En neutraliser l’effet temporel, reconstruire la vie du prophète pour la dégager paradoxalement du temps.

Finalement, la loi de Dieu est intemporelle, tout en étant pleinement de ce monde. D’où, dit Mezghani, son « ubiquité », ce double rapport au temps, figé et changeant, déterritorialisé tout en étant ancré aujourd’hui dans des droits nationaux. Le paradoxe est ainsi dénoué dans l’inévitable connexion entre droit et changement qui ouvre des perspectives à un droit décroché du divin.

Il suffit d’en prendre conscience : « S’il n’y a pas de conscience du temps sans conscience de changement, il ne peut y avoir de conscience de changement sans conscience du temps ». C’est le défi de la modernité auquel les sociétés musulmanes sont confrontées depuis le XIXe siècle.

 

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