Tout est média, tout est médiatisation

 Tout est média, tout est médiatisation

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Le professeur Hatem M’Rad revient sur le livre  « Médiatisation de la politique », sous la direction de Mireille Lalancette et Frédérik Bastien.

Faisant le bilan de sa carrière politique, Thomas Mulcair, un homme politique canadien, répondant à une question d’une journaliste qui lui demandait dans une émission : « En 25 ans, qu’est-ce qui a changé en politique ? », il disait ; « C’est devenu difficile parce que les gens s’attendent à ce qu’on puisse réagir instantanément. Il y a 15 ans, on a commencé à s’habituer au cycle de nouvelles 24 heures. C’était une adaptation : il fallait remplir les 24 heures. Maintenant, c’est de l’instantané : c’est Twitter, c’est Facebook, c’est Instagram…Et les gens s’attendent à ce qu’on envoie quelques mots sur chaque sujet instantanément…C’est pas mauvais d’avoir le temps de réfléchir » (Radio-Canada, 2018). En d’autres termes, ce qui a le plus changé en politique au cours de sa carrière, c’est non pas les aspects économiques, sociaux, démographiques, environnementaux ou culturels, mais la manifestation de la médiatisation politique.

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Tout est médiatisé

On est presque tenté de dire, en effet, qu’à l’époque actuelle, tout est média, tout est médiatisé, tout est médiatisation. Tant il est vrai que, la médiatisation politique a un rapport avec la médiatisation de la société elle-même. Il s’agit d’un processus par lequel la société devient dépendante de la logique incontournable des médias, qui deviennent ainsi une institution sociale autonome intégrée au fonctionnement d’autres institutions sociales. Mais la « médiatisation » ne doit pas être confondue avec la « médiation ». La médiation se limite d’ordinaire à une simple action de communication, à un mode de transmission de messages sans tenter de provoquer des changements dans l’ordre organisationnel ou politique de la société comme la médiatisation.

D’où l’intérêt de ce livre sur la « Médiatisation politique. Logiques et pratiques », ouvrage collectif, paru en 2024 aux éditions des Presses de l’Université du Québec sous la direction de Mireille Lalancette et Frédérik Bastien, autour de 15 contributeurs (essentiellement canadiens), tous membres du Groupe de recherches en communication politique, le GRCP, et distribué en 14 chapitres. La notion de médiatisation de la politique est en effet davantage utilisée dans les travaux de langue anglaise, surtout dans les recherches en sciences de l’information et en journalisme, qu’en langue française et en science politique. Ce livre tente d’opérer un certain rééquilibrage en la matière. Les cinq premiers chapitres du livre sont consacrés à l’étude des pratiques de la médiatisation du politique. Le développement des technologies numériques, la transformation de l’environnement social et politique et certaines évolutions du journalisme ont conduit plusieurs catégories d’acteurs politiques à adapter leurs pratiques médiatiques. Les chapitres 6 à 10 portent sur les discours issus de la médiatisation du politique. Ils permettent de décrire les représentations, les valeurs, les enjeux et les arguments privilégiés dans la communication des gouvernements, des partis, des médias d’information ou des citoyens qui s’investissent dans les technologies de communication. Les quatre derniers chapitres du livre sont consacrés aux publics de la médiatisation. Ils permettent de comprendre la conception que l’on se fait de l’opinion publique, des caractères de l’utilisation des médias d’information par les citoyens et les manières dont ces derniers s’approprient les technologies de communication pour jouer un rôle dans l’espace public.

« Processus à long terme »

Les deux directeurs de publication, recourant à d’autres travaux précédents (notamment de Jesper Strömbäck et Frank Esser), définissent la « médiatisation du politique » comme « un processus à long terme par lequel l’importance des médias et leurs effets d’entraînement sur les processus, les institutions, les organisations et les acteurs politiques ont augmenté » (p.3). A partir de là, ils distinguent quatre dimensions de la médiatisation du politique. La première concerne la source principale de l’information des citoyens sur la vie politique. Autrefois, les contacts avec les autres, le travail de proximité locale et les expériences personnelles suffisaient aux élus comme aux citoyens. C’est toutefois à travers les médias que les citoyens entrent en contact avec le monde politique et sa médiatisation. L’information politique au XXe siècle a même connu une mutation importante avec les médias numériques et socio-numériques. La deuxième dimension de la médiatisation du politique se rapporte à l’autonomie de ces médias par rapport aux institutions politiques. En Amérique du Nord notamment, la presse partisane a été supplantée par la presse commerciale et professionnelle. En Europe, c’est plus nuancé, les médias des pays européens du Sud ont des liens plus étroits avec les institutions politiques que ceux des pays du Nord. La troisième et la quatrième dimension de la médiatisation du politique sont liées aux pratiques des médias et à celles des acteurs, des organisations et des institutions politiques. Ces dimensions insistent sur le fait que ces pratiques suivent essentiellement une logique médiatique ou une logique politique.

« Logique médiatique »

L’idée de « logique médiatique » est un autre concept utile, déjà utilisé dans les recherches. Mais pour M. Lalancette et F. Bastien, il vaut mieux en employer l’expression au pluriel Logiques médiatiques, comme le suggère d’ailleurs le sous-titre du livre. Strömback et Esser distinguent justement trois dimensions dans cette logique médiatique : la professionnalisation (autonomie des journalistes, normes et valeurs) ; la commercialisation (concurrence) ; et les technologies de communication, orientant la production, le traitement et la diffusion de la nouvelle. La possibilité de transmettre très rapidement une information en vertu de la technologie de communication tend à valoriser l’idée d’être « les premiers sur la nouvelle » (exclusivité, scoop), du direct, et avec les médias socio-numériques, de l’instantanéité. Cela est d’autant plus notable que le rythme du fonctionnement des institutions politiques est, lui, resté plus lent.

En tout cas, que l’approche soit institutionnaliste ou socioconstructiviste ou autre, la théorie de la médiatisation du politique reste centrée sur les médias. Elle insiste sur le rôle des médias dans la communication entre des acteurs politiques et dans le fonctionnement de la vie politique. Mais elle permet de réfléchir aussi sur d’autres sources d’influence, car la médiatisation est une affaire de degré : la politique, comme d’autres secteurs de la vie sociale et culturelle, peut être plus ou moins médiatisée selon les époques, les régions, le type de médias ou selon les acteurs, les organisations ou les institutions dont il s’agit. Il y a des situations où les règles et les pratiques internes au champ politique ont une plus grande influence, où l’on observe plutôt, en sens inverse, une politisation du médiatique (p.6-7-8-9). Ici, le politique maîtrise en quelque sorte le médiatique. On peut d’ailleurs se demander si, lorsqu’on considère un homme politique comme un bon communicateur, cela veut dire qu’il se soumet aux exigences de la médiatisation ou plutôt qu’il parvient à plier le médiatique au politique.

Pourquoi étudier au fond la médiatisation du politique, s’interrogent M. Lalancette et F. Bastien ? C’est parce que, premièrement, la théorie de la médiatisation apporte une contribution distincte de la communication politique. Elle permet de penser l’influence des médias à des niveaux d’analyse différents des théories béhavioristes. L’étude de ces dernières reste importante dans le domaine de la communication politique. Elles ont permis d’expliquer les effets spécifiques produits par les médias sur les attitudes et les comportements politiques (influence sur les citoyens, sur certains enjeux, formation d’une opinion et interprétation des problèmes), ainsi que sur le niveau d’information, la confiance politique et le vote. Mais, alors que les théories béhavioristes privilégient le niveau micro, l’étude de la médiatisation du politique s’intéresse spécialement au niveau macro, c’est-à-dire au fonctionnement du champ politique lui-même. Et parce que, deuxièmement, l’étude de la médiatisation du politique contribue à diversifier les perspectives d’analyse du pouvoir en communication politique. Les théories critiques de l’Ecole de Francfort, par exemple, présentent les médias comme un outil de domination entre les mains des élites politiques et économiques. Cela veut dire alors que les médias ne constituent pas un champ autonome par rapport au champ politique, puisqu’il est subjugué par le politique. En réalité, dans les sociétés démocratiques où la communication est un secteur d’activité très commercial et peu régulé, l’étude de la médiatisation du politique permet d’éclairer de manière précise les mécanismes par lesquels les détenteurs du pouvoir politique s’efforcent d’influencer le domaine de la communication ou de rendre efficient leur rôle de décideurs. Ce qui ne va pas sans nuancer les théories critiques, en montrant que dans plusieurs situations, cette influence du politique n’est pas acquise, comme l’évoquent Virginie Hébert et Thierry Giasson au chapitre 5 (pp.115-132), ou Stéphanie Yates et Justine Lalande au chapitre 2 (pp.43-60) dans des thématiques particulières. La troisième raison d’étudier la médiatisation du politique, c’est d’observer ses retombées pratiques pour les personnes qui souhaitent exercer leur citoyenneté ou pratiquer la communication politique. Comment le citoyen modèle ou le bon citoyen doit-il consommer les médias pour préserver justement les vertus citoyennes, pour demeurer ce citoyen « critique et responsable », comme dirait le philosophe Alain ?

En un mot, et comme le montrent plusieurs chapitres de l’ouvrage, une meilleure compréhension de la médiatisation peut contribuer à éclairer l’usage des médias, que ce soit pour s’informer ou pour diffuser ses idées. Et l’étude de la médiatisation du politique permet de mettre à leur véritable place et le politique et le médiatique par leurs interférences et influences réciproques. Ce que les contributeurs du livre ne disent pas, c’est de savoir si la médiatisation outrancière du politique qu’ils évoquent a des chances de modifier ou de dénaturer l’essence du politique. Chose dont on doute fort, même si on ne disconvient pas qu’une telle question qui relève plutôt de la théorie politique.

Hatem M'rad