Point de vue. Le vote n’est pas un acte privé

 Point de vue. Le vote n’est pas un acte privé

Sièges vides à l’Assemblée nationale française à Paris le 8 juillet 2024, au lendemain du second tour des élections législatives en France. (Photo par Bertrand GUAY / AFP)

En démocratie, le vote est un acte fondé sur la raison publique, il n’est pas censé être un acte privé, d’intérêt et de passion, ni acte tout à fait secret. Les Français viennent encore une fois, après 2002, d’en faire l’expérience.

 

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Les Français se sont comportés au deuxième tour des législatives, et contrairement aux résultats du premier tour, comme si le vote n’était pas un acte privé et personnel, comme on le considère en droit, et comme son caractère secret pourrait le faire croire. Et ils n’avaient pas tort, le sursaut républicain, comme en 2002, leur a permis d’ôter la majorité à l’extrême-droite et d’écarter le péril fasciste (soi-disant modéré) qui guettait le pays, en votant pour des partis républicains au sens large du terme. Alors même qu’au deuxième tour, on a constaté que le « cercle républicain » s’est rétréci comme une peau de chagrin avec les accointances calculées des Républicains avec le RN.

Les Français ont décidé, loin de l’influence des médias et du jeu partisan, de donner la majorité au Nouveau Front populaire, une coalition de gauche autour de La France Insoumise, que les partis et les médias agitaient comme un spectre politique. Les électeurs français auraient été aussi républicains, et leur vote aurait été aussi « public » et non privé, s’ils avaient voté pour Ensemble autour de Macron ou pour les Républicains. L’essentiel est que leur vote n’était pas privé, dépassait leurs propres personnes et leurs propres intérêts, préjugés et passions.

 

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On se souvient de John Stuart Mill, qui rejetait le vote secret et le vote privé et fantaisiste, favorable aux passions et intérêts privés, et disait, comme s’il craignait le pire, que « l’électeur a l’obligation morale absolue de prendre en considération l’intérêt du public, et non pas son avantage personnel et de donner son vote sur la base de son meilleur jugement (…) comme si l’élection dépendait de lui seul ; en conséquence, le devoir de voter devrait être exercé sous l’œil critique du public » (Du gouvernement représentatif, 1861, ch.10).

Un vote « public » qui se justifie a fortiori lorsque la montée des périls ou la tyrannie, même diffuse, pointent à l’horizon. Un vote que les Allemands dans l’entre-deux-guerres n’ont pu lui donner sa pleine signification. Un vote public récidiviste en France, après le sursaut républicain pour écarter J-M. Le Pen au profit de Chirac au second tour des présidentielles en 2002. Un type de vote qu’on pourrait illustrer aussi par le vote de raison des Tunisiens en 2014 en faveur du parti Nida Tounès aux législatives et à son chef Béji Caid Essebsi aux présidentielles pour écarter la menace islamiste.

 

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A vrai dire, ce type de vote ne devrait pas seulement s’exercer sous la menace pesant sur la République et sur la démocratie, mais s’exercer en permanence pour donner crédit et légitimité au vote citoyen au sens plein du terme. Un citoyen censé être éclairé et informé, votant au nom de la raison publique, selon la conception qu’il a du bien et du juste, donnant son suffrage, non pas pour approuver ou rejeter une proposition (un candidat ou un parti), mais dirait Rousseau lui-même, pour voir si cette proposition « est conforme ou non à la volonté générale » de l’Assemblée du peuple (Contrat social).

 

La privatisation du vote, dans le sens du vote selon nos préférences personnelles, nos passions et nos intérêts, est donc dangereuse pour la démocratie, notamment lorsqu’il est favorable à des candidats, partis et courants dont la philosophie de base remet en cause les valeurs démocratiques, le pluralisme, les principes d’égalité, de liberté, de solidarité, l’Etat de droit et les droits des minorités. C’est le cas du parti national-socialiste de Hitler, comme c’est le cas de l’islamisme, et encore de l’extrême droite en France.

Le déni de l’histoire n’a jamais été aussi partagé par les peuples qu’à l’époque actuelle du populisme triomphant et des « identités meurtrières ». Les peuples sont souvent dupés par les pouvoirs, les partis, les personnalités politiques, les médias, les réseaux sociaux et même les élites. Chacun cible le « mal », la « race », l’ « immigré », la « minorité » ou le « moderniste laïc », qui s’oppose à ses intérêts, fait des calculs politiciens immédiats en vue d’accéder dans les meilleurs délais au pouvoir. Bardella s’auto-désignait Premier ministre à la veille du second tour, tout en choisissant les membres de son gouvernement.

 

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Pourtant croire en la modération de l’extrême droite ou de l’extrême gauche, c’est comme croire à la modération de l’islamisme ou croire en la modération durable des dictatures téléologiques. On s’étonne de voir la banalisation du mal digérée par les philosophes et les élites. Luc Ferry, un philosophe politique pourtant sensé et républicain, vantait récemment dans plusieurs interviews et émissions tv la normalisation de Marine Le Pen : « Je ne pense pas du tout que Marine Le Pen soit raciste, je pense qu’elle n’est absolument pas antisémite. Je la connais, j’ai discuté avec elle ».

Genre de propos qui font mal à certaines élites françaises, censées être lucides justement aux moments d’intensité historique traversées par leurs nations. Luc Ferry ne l’a jamais vue à l’œuvre au gouvernement. Ignorait-il que le tri des Français a déjà commencé avant les élections dans les propos des responsables et membres du RN, entre les Français de pure souche et les Français de papier ? C’est comme si, d’après lui, vote privé et vote de raison, vote pour Marine Le Pen ou vote pour Mélenchon et Gabriel Attal ou d’autres signifiaient la même chose. De quoi faire sortir Hannah Arendt de sa tombe.

 

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D’autres philosophes modernes, sans doute plus avisés, ont repris la critique sur la dangerosité du vote privé, et même du vote secret, se cachant derrière l’isoloir, tout en se ressourçant des classiques en vue de réhabiliter la démocratie et les valeurs premières du libéralisme.

Pour John Rawls, par exemple, qui cite lui-même Rousseau, le vote n’est pas une affaire « privée », de préférences ou de croyances personnelles. D’après lui, le libéralisme « rejette les conceptions ordinaires du droit de vote qui le traitent comme une affaire privée, voire personnelle (…) que les gens, en votant, peuvent exprimer correctement leurs préférences et leurs intérêts sociaux et économiques, pour ne pas mentionner leurs dégoûts et leurs haines. La démocratie est dite être le gouvernement de la majorité et une majorité peut faire ce qui lui plaît (…). La raison publique, au contraire, et son devoir de civilité proposent une manière de considérer le vote sur des questions fondamentales qui rappelle, d’une certaine façon, le Contrat social de J.-J. Rousseau. Rousseau considérait que le vote exprimait idéalement notre opinion sur la solution disponible qui favorise le plus le bien commun » (J. Rawls, Libéralisme politique, p.267).

 

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Tout le problème est de savoir si, dans cette hypothèse où le peuple s’exprime par la raison publique, en appuyant son vote sur les valeurs fondamentales de la République, les partis et candidats chargés de cette mission sauront être à la hauteur de ces valeurs, excluant l’idée d’un quelconque vote privé.

Le discours hâtif de Mélenchon après la proclamation provisoire des résultats proclamant haut et fort sa volonté de gouverner seul, sans concessions, avec sa stricte majorité relative, à travers le NFP, ne préjuge ni compromis, ni coalitions, ni entente sur le bien commun avec les autres courants républicains, dans le cadre d’une majorité républicaine, même dans la perspective d’une nouvelle et prochaine menace de l’extrême droite aux prochaines échéances ou en cas d’une autre éventuelle dissolution avant la fin du mandat de Macron.

Décidément, la démocratie française a beaucoup plus la culture de la majorité que la culture du compromis. Pourtant le message des électeurs a été clair.

 

Hatem M'rad