Tunisie. Le pouvoir accroît sa répression numérique
Faisant suite à une réunion convoquée par la présidence de la République, le gouvernement tunisien s’est engagé à lancer une lutte tous azimuts contre la cybercriminalité, notamment les « fake news » diffamatoires. Une annonce « inacceptable » pour l’opposition pour qui le pouvoir se rend lui-même régulièrement coupable d’intox.
Dans un communiqué conjoint, les ministères de l’Intérieur, de la Justice et des Technologies de communication ont confirmé avoir engagé des poursuites judiciaires « pour démasquer les personnes qui gèrent des pages, des comptes ou encore des groupes électroniques qui ne font que produire, diffuser et publier des fausses informations pour le dénigrement, la diffamation et pour porter atteinte à autrui et à la sécurité publique ». Il n’en fallait pas plus pour rappeler à l’opinion tunisienne la bonne vieille censure des années Ben Ali, sinistrement appelée à l’époque par les internautes « Ammar 404 » : « Au moins Ammar faisait ça discrètement ! », ironisent-ils.
D’autant que le même communiqué met en garde via une menace de punition collective : « toute personne qui diffuse ou partage tout contenu publié par ces groupes et pages sera, à son tour, poursuivie (…) la liste des pages et groupes concernés sera bientôt rendue publique ».
Pour le chef de l’Etat « les menaces de mort, le dénigrement et la diffusion des rumeurs ainsi que les insultes n’ont rien à voir avec la liberté de pensée et d’expression (…) Certes, les libertés sont garanties par la Constitution et les conventions internationales ».
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S’alignant à son tour, le ministère des Affaires étrangères, de la Migration et des Tunisiens à l’étranger a affirmé qu’il prendra « toutes les mesures légales nécessaires afin de démasquer les administrateurs qui gèrent des pages et des groupes sur les réseaux sociaux et les poursuivre en justice ». Un branle-bas de combat qui mobilise donc au total quatre ministères.
Dans un communiqué publié samedi 26 août, le département précise que cette décision intervient sur fond d’« attaques électroniques suspectes » visant le département ainsi que plusieurs missions diplomatiques et consulaires.
Mais derrière les termes fourre-tout de « lutte contre la cybercriminalité », opposition et société civile craignent un retour camouflé du musèlement de toute voix dissonante.
« Une déclaration de guerre » pour l’opposition
Ainsi le Front de Salut national (FSN), principale coalition anti pouvoir, considère que le communiqué gouvernemental conjoint sur les poursuites enclenchées contre les crimes dits cybernétiques s’élève au niveau « d’une déclaration de guerre contre la liberté de parole et d’expression, et constitue une tentative désespérée du pouvoir de réduire au silence la voix des bloggeurs critiques envers son action, ceux-ci étant l’expression de la montée de l’exaspération populaire face à la crise financière et sociale » que traverse le pays.
Le FSN ajoute que « cette tentative intervient après l’échec du mal-nommé décret-loi numéro 54, en matière de réalisation de ce même objectif, malgré la dureté des sanctions prévues pour dissuader la liberté d’expression, qui atteint 10 ans de prison, et des pénalités financières de 100 mille dinars ».
Le Front s’arrête en outre sur la réunion de Kaïs Saïed le même jour à Carthage, où il a évoqué « la pénurie des produits de base, faisant assumer la responsabilité aux spéculateurs dans un déni continu des vraies raisons dues à l’état des finances publiques, ayant empêché l’Etat de couvrir le coût des importations des produits de base, et risque de dégénérer pour toucher sa capacité de rembourser sa dette extérieure », un déni relevant de la fake news patentée, souligne-t-il.
Par ailleurs le FSN met en garde contre « la politique du bâton ayant transformé le pays en dictature, et la tentative de fuite en avant alors que le pays est aux prises avec un risque d’un effondrement imminent ».
Même son de cloche pour le Parti des Travailleurs (gauche radicale) qui a dénoncé, samedi, dans une déclaration, le communiqué conjoint publié par les ministères de la Justice, de l’Intérieur et des Technologies de la communication, appelant le peuple tunisien à réagir contre « les tentatives visant à confisquer l’opinion et porter atteinte à la liberté ».
Dénonçant les approximations du pouvoir, le Parti des Travailleurs a insisté dans sa déclaration sur « la distinction entre la liberté d’opinion et le droit à la critique d’une part et des atteintes à la dignité et la vie privée d’autre part ». Le parti a également condamné les poursuites en justice du magistrat Anas Hmaidi, président de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), harcelé pour avoir utilisé son droit syndical, appelant enfin à la libération des hommes politiques détenus dans l’affaire dite de « complot contre la sûreté de l’Etat ».
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